Robert Merle - Malevil, Gallimard (1972)
Avril 1977. Une explosion nucléaire détruit la terre. La planète est carbonisée. Des milliards de morts, la faune décimée, la flore saccagée. Seulement quelques hommes échappent à la mort. Ceux qui étaient protégés le jour de l'événement, dans une cave par exemple. Ils se retrouvent subitement seuls au monde : plus de famille ni de voisins, plus de journaux ni de radio. Robert Merle se met a la place de l'un d'eux, Emmanuel Comte, et écrit le journal de bord de la dizaine de survivants réfugiés dans le domaine de Malevil. La description de la vie du groupe après l'explosion est minutieuse et Robert Merle décrit avec un regard quasi-anthropologique le fonctionnement de cette microsociété. A partir de ce groupe, qui bascule du jour au lendemain de la modernité vers une forme de vie primitive, Merle élabore une réflexion forte sur les fondements de la vie en société.
De la société de consommation a la société de subsistance
Le premier retournement historique concerne le rapport a la consommation, au progrès et à la technique. Alors que la société française des années 70 pouvait être caractérisée comme une société de consommation, dominée par une foi dans le progrès, l'explosion nucléaire cause un retour en arrière important. La société redevient stationnaire, tournée vers la satisfaction des besoins primaires – essentiellement agricoles. L'innovation technologique semble inenvisageable. Les habitants de Malevil connaissent ainsi une forme de décroissance brutale et non souhaitée. La comparaison de ces deux sociétés permet à Merle d'analyser le progrès de manière dialectique.
Après l'explosion, certains acquis liés au progrès scientifique manquent cruellement aux rescapés. C'est notamment le cas de la médecine, dont l'absence condamne a une existence plus brève et moins confortable. Ainsi, un simple problème d'appendicite peut entrainer des conséquences dramatiques lorsqu'il n'est pas soigné.
Après l'explosion, certains acquis liés au progrès scientifique manquent cruellement aux rescapés. C'est notamment le cas de la médecine, dont l'absence condamne a une existence plus brève et moins confortable. Ainsi, un simple problème d'appendicite peut entrainer des conséquences dramatiques lorsqu'il n'est pas soigné.
« En moins de trois jours, ses orbites se creusèrent, et son visage, d’ordinaire plein et coloré, devint couleur cendre et se décharna. Nous n’avions rien pour le soulager, pas même un cachet d’aspirine. Nous rôdions autour de sa chambre, pleurant de rage et d’impuissance à la pensée qu’il allait mourir faute d’une opération qui, en temps normal, aurait duré dix minutes. »
De même, certains survivants s'ennuient et regrettent le petit confort de leur vie précédente. C'est par exemple le cas de la Menou, septuagénaire et doyenne du groupe, perdue sans ses biens habituels. Ici, on voit que la consommation assure une fonction sociale rarement mise en avant, celle de combler la nécessité de se divertir, de faire passer le temps.
« La Menou grognait du matin au soir, à cause de toutes les commodités qu’on n’avait plus. Dix fois par jour, elle appuyait sur les commutateurs, ou bien alors elle branchait par habitude son moulin à café (elle en avait quelques kilos non moulus en réserve), et elle jurait à chaque fois d’un air très malheureux. Elle était très attachées à sa machine à laver, à son fer à repasser, à sa rôtissoire, à sa radio qu’elle écoutait (ou qu’elle n’écoutait pas) en faisant sa cuisine, à la télé qu’elle regardait tous les soirs jusqu’à la dernière minute, quel que fût le programme. Elle adorait l’auto, et déjà du temps de l’oncle, elle inventait des prétextes insidieux pour se faire conduire à La Roque pendant la semaine, sans compter la foire le samedi. Même les médecins – qu’elle ne consultait jamais – commencèrent à lui manquer, du moment qu’on ne les avait plus. Son ambition de battre le record de sa propre mère et d’ « aller centenaire », lui parut très compromise et elle s’en plaignait tous les jours. Quand je pense, me dit Meyssonnier, à toutes les idioties que racontaient les gauchistes sur la société de consommation. Ecoute donc un peu la Menou. Qu’est-ce qu’il y a de pire pour elle qu’une société où il n’y a plus rien à consommer ? »
Pourtant, Merle semble se détacher de la vision naïve de la société de consommation comme une simple réponse aux besoins humains. Il adopte par ailleurs une posture critique vis a vis du progrès technologique. Progrès technique et progrès social ne sont pas nécessairement synonymes.
D'abord, le point de départ du roman illustre la méfiance de l'auteur vis a vis de la technique ; en un seul geste – intentionnel ou accidentel, peu importe – l'homme est désormais capable de détruire sa propre planète. Thomas, le scientifique du groupe, utilise même l'oxymore sordide "bombe propre" dans la mesure ou l'explosion n'entraine pas de retombées radioactives. De même, au cours de l'aventure, nombreuses sont les armes parmi les rares objets non archaïques dont disposent encore les survivants, du fusil de chasse au bazooka de l'armée. Ici, le progrès est critiqué dans sa potentialité destructrice.
D'abord, le point de départ du roman illustre la méfiance de l'auteur vis a vis de la technique ; en un seul geste – intentionnel ou accidentel, peu importe – l'homme est désormais capable de détruire sa propre planète. Thomas, le scientifique du groupe, utilise même l'oxymore sordide "bombe propre" dans la mesure ou l'explosion n'entraine pas de retombées radioactives. De même, au cours de l'aventure, nombreuses sont les armes parmi les rares objets non archaïques dont disposent encore les survivants, du fusil de chasse au bazooka de l'armée. Ici, le progrès est critiqué dans sa potentialité destructrice.
« Dans la société de consommation, la denrée que l'homme consomme le plus, c'est l'optimisme. Depuis le temps que la planète était bourrée de tout ce qu'il fallait pour la détruire — et avec elle, au besoin, les planètes les plus proches —, on avait fini par dormir tranquille. Chose bizarre, l'excès même des armes terrifiantes et le nombre grandissant des nations qui les détenaient apparaissaient comme un facteur rassurant. De ce qu'aucune, depuis 1945, n'avait encore été utilisée, on augurait qu'on n'oserait et qu'il ne se passerait rien. On avait même trouvé un nom et l'apparence d'une haute stratégie à cette fausse sécurité où nous vivions. On l'appelait « l'équilibre de la terreur ».
Il faut bien le dire aussi : rien, absolument rien, dans les semaines qui précédèrent le jour J, ne l'avait laissé prévoir. Il y avait bien des guerres, des famines et des massacres. Et çà et là, des atrocités. Les unes flagrantes — chez les sous-développés, les autres plus cachées — chez les nations chrétiennes. Mais rien, en somme, que nous n'ayons déjà observé dans les trente années passées. Tout cela se situait d'ailleurs à une distance commode, chez les peuples lointains. On était ému, certes, on s'indignait, on signait des motions, il arrivait même qu'on donnât un peu d'argent. Mais en même temps, tout au fond de soi, après toutes ces souffrances vécues par procuration, on se rassurait. La mort, c'était toujours pour les autres.
Les mass media — j'ai conservé les derniers numéros du Monde et l'autre jour, je les ai relus — n'étaient pas alors particulièrement alarmantes. Ou elles l'étaient, mais à échéance lointaine. La pollution, par exemple. On prévoyait que, d'ici à quarante ans, elle mettrait la planète à deux doigts de l'abîme. Quarante ans ! Je crois rêver ! Que ne les avons-nous devant nous !
C'est un fait, je le dis sans ironie car elle serait par trop facile : journal, radio, télévision, aucun des grands organes d'information qui nous renseignaient si bien — en tout cas, si abondamment — ne pressentit en aucune façon et à aucun moment l'événement. Et quand il tomba sur le monde, ils ne purent même pas le commenter après coup : ils avaient disparu.
Il est possible, d'ailleurs, que l'événement ait été imprévisible. Terrifiante erreur de calcul d'un homme d'État à qui ses états-majors avaient fait croire qu'il détenait l'arme absolue ? Folie subite d'un responsable ou d'un exécutant, même à une échelle assez humble, donnant un ordre que personne, ensuite, ne peut plus rappeler ? Accident matériel entraînant par des réactions en chaîne des réponses automatiques, celles-ci en déclenchant d'autres des parties adverses, et ainsi de suite, jusqu'à l'anéantissement final ?
On peut multiplier les hypothèses. On ne saura jamais la vérité : les moyens de la connaître ont été anéantis.
La nuit commence ce jour de Pâques où l'Histoire cesse, faute d'objet : la civilisation dont elle racontait la marche a pris fin.»
Ainsi, après l’évènement, les survivants sont confrontés à un dilemme : faut-il à nouveau se lancer dans l’aventure scientifique, avec les risques destructeurs que l’on connait, ou accepter de vivre dans une société sans progrès ? Par instinct de survie, les habitants de Malevil optent pour la science, sans grande conviction.
« En plus de la petite bibliothèque de Malevil, nous avions celle du château de La Roque, particulièrement bien fournie en ouvrage scientifiques, M. Lormiaux étant un ancien de Polytechnique. Est-ce que, à partir de tout le savoir qui dormait là – et de nos très modestes connaissances personnelles – nous allions nous engager dans la recherche d’outils pour faciliter notre vie et d’armes pour la défendre ? Ou bien, connaissant trop, par l’affreuse expérience que nous en avions faite, les dangers de la technologie, allions-nous mettre hors la loi une fois pour toutes le progrès scientifique et la production des machines ?
Je crois que nous aurions choisi le deuxième membre de cette alternative si nous avions pu être assurés que d’autres groupes humains, survivant en France ou dans d’autres pays, n’iraient pas choisir le premier. Car, dans ce cas, il nous paraissait évident que ces groupes, détenant sur nous une écrasante supériorité technique, concevraient aussitôt le dessein de nous asservir.
On décida donc en faveur de la science, sans aucun optimisme, sans la moindre illusion, tous bien convaincu qu’elle était bonne en soi, mais qu’elle serait toujours mésusée. »
Mais la charge est plus vive encore lorsque l'auteur critique le type de société et de relations humaines qui découlent de ces progrès technologiques incessants. Le progrès peut certes détruire les hommes et leur planète, mais il a surtout des effets aliénants sur ces derniers. Il altère en effet leur rapport à la nature, aux autres et au temps. De belles pages sont consacrées a la façon dont les survivants prennent soin de leurs bêtes, ces dernières étant leur unique richesse. Cette attention portée a la nature doit être comparée a la façon dont notre société moderne s'en est éloignée progressivement, et aux effets destructeurs de l'action humaine sur celle ci. Par ailleurs, l'auteur note que les relations humaines sont plus intenses lorsqu'elle sont libérées de la technique. En effet, les instruments modernes de communication, tels que le téléphone, ont-ils pour effet de rapprocher les personnes ou de les éloigner les uns des autres? Enfin, Merle analyse l'accélération du temps induite par le progrès. Avec la technique, tout va plus vite: par conséquent, l'explosion ralentit le temps et il faut désormais une demi journée de cheval pour se rendre au village voisin, à dix petites minutes en voiture. Cette accélération du temps n'accroit pas le temps libre des hommes et encore moins leur bonheur. Au contraire, semble-t-il. Le temps gagné est simplement réinvestit dans des activités nouvelles, dans une frénésie perpétuelle, qui donne l'impression à l'homme moderne de n'avoir jamais le temps. Le retour a un monde plus rustre, en ralentissant le temps, donne au groupe l'impression d'en profiter plus pleinement. Une vie plus confortable et aux activités plus nombreuses n'est pas nécessairement plus heureuse.
« Nous sommes très occupés et pourtant, rien ne nous presse. Nous disposons de vastes loisirs. Le rythme de la vie est lent. Chose bizarre, bien que les journées aient le même nombre d'heures, elles nous paraissent infiniment plus longue. Au fond, toutes ces machines qui étaient supposées faciliter notre tâche, autos, téléphone, tracteur, tronçonneuse, broyeur de grain, scie circulaire, elles la facilitaient c'est vrai. Mais elles avaient aussi pour effet d'accélérer le temps. On voulait faire trop de choses trop vite. Les machines étaient toujours là , sur vos talons, à vous presser.
Par exemple, avant, pour aller à La Roque annoncer à Fulbert que Catie et Thomas étaient mariés – à supposer que je n'aie pas voulu le faire par téléphone – il m'aurait fallu neuf minutes et demie en auto, et encore à cause des nombreux tournants. J'y suis allé à cheval avec Colin, qui a tenu à m'accompagner, sans aucun doute pour revoir Agnès, et il nous a fallu une bonne heure. Et là , mon message remis à Fabrelâtre, Fulbert n'étant pas levé, il n'était pas question de repartir aussitôt, les chevaux, après leurs quinze kilomètres de route, avaient besoin d'un peu de repos. Au surplus, pour rentrer, ne voulant pas leur infliger le macadam, j'ai pris le raccourci forestier qui, du fait des cadavres d'arbres qui l'encombraient, nous a beaucoup retardés. Bref, partis le matin de bonne heure, nous sommes rentrés à midi, fatigués mais assez contents, Colin d'avoir parlé à Agnès, et moi d'avoir vu des pousses vertes, ça et là , émerger du sol et mêmes des arbres qui paraissaient morts.
Je remarque que nos mouvements aussi sont plus lents. Il se sont adaptés à notre rythme de vie. On ne descend pas de cheval comme on sort d'un auto. Pas question de claquer la portière et de monter un escalier quatre à quatre pour décrocher le téléphone qui sonne. Je démonte dès l'entrée, j'amène Amarante au pas dans son box, je la desselle, je la bichonne et j'attends qu'elle soit bien sèche pour lui permettre de boire. En tout, une bonne demi-heure.
Il est possible que, la médecine ayant disparu, la vie devienne plus brève. Mais si on vit plus lentement, si les jours et les années ne passent plus devant votre nez à une vitesse effrayante, si on a le temps de vivre enfin, je me demande ce qu'on a perdu.
Même les rapports avec les gens se sont considérablement enrichis du fait de cette lenteur de notre vie. Et là , alors, si je compare ! Germain, mon pauvre Germain, qui mourut sous nos yeux le jour de l'évènement, bien qu'il ait été mon collaborateur le plus proche pendant des années je ne l'ai, pour ainsi dire, pas connu, ou ce qui est bien pire, je l'ai connu assez pour l'utiliser. Affreux, ce mot « utiliser », quand il s'agit d'un homme. Mais voilà , j'étais comme tout le monde, j'étais pressé. Toujours le téléphone, le courrier, l'auto, les ventes annuelles de chevaux de selle dans les grandes villes, la comptabilité, la paperasse, l'inspecteur des impôts... A vivre à un tel rythme, les rapports humains disparaissent. »
De la société à la communauté
Un deuxième renversement historique, vers une époque pré-moderne, concerne le type de relations unissant les hommes. L'explosion atomique provoque le basculement immédiat d'une société rurale relativement peuplée et différenciée vers une communauté composée d'une dizaine de membres seulement. Les premiers sociologues, de Durkheim a Weber en passant par Tönnies, avaient caractérisé la modernité comme une transition progressive de la communauté vers la société. Dans une communauté, les membres sont solidaires parce qu'ils se ressemblent et qu'ils ont des relations interpersonnelles fréquentes. Progressivement, dans une société, les liens se détendent, les individus se différencient et les relations humaines reposent davantage sur la logique de l'intérêt. Avant l'explosion, les membres de Malevil vivaient séparément, occupaient des professions différenciées et ne se rendaient visite qu'épisodiquement. Si une réelle amitié unissait Emmanuel a certains survivants – Colin, Meyssonnier ou Peyssou, la Menou et son fils Momo étaient engagés comme domestiques à Malevil. L'explosion détruit immédiatement cette forme de relations contractuelles. A présent, tous les membres sont égaux, les rôles sont peu différenciés et le groupe vit continuellement dans le même lieu. Les relations avec l'extérieur sont quasi nulles, mais les liens entre les membres de Malevil sont renforcés. Tous les membres du groupe suivent désormais un objectif commun : la survie. De même, le sociologue allemand Georg Simmel explique que plus une société se modernise et plus le nombres de cercles sociaux dans lesquels évoluent les individus sont nombreux. Ainsi, avant l'explosion, un homme comme Meyssonnier évoluait dans de multiples cercles sociaux : il avait une famille, des amis, un emploi, une activité politique intense - c'est en effet le communiste de la bande, etc. L'explosion détruit immédiatement tous ces cercles sociaux. Il n'en existe plus qu'un : Malevil !
Ici encore, ce retour vers une vie plus communautaire est analysé de manière ambivalente. Une certaine nostalgie semble frapper Robert Merle, qui regrette la chaleur humaine des sociétés primitives. La vie sociale lui paraissait plus simple, les relations humaines plus saines, intenses et solidaires. Avec la modernité, notre société serait devenue plus froide.
« - Le marxisme se réfère à une société industrielle. Il est sans utilité dans un communisme agraire primitif.
Il s’arrête de marcher, me fait face et me regarde. Il paraît très impressionné par ce que je viens de dire. Et d’autant que j’ai parlé sans passion et comme si j’énoncais un fait.
- C’est comme ça que tu définis notre petite société à Malevil ? Un communisme agraire primitif ?
- Quoi d’autre ?
Il reprend, d’un air assez malheureux :
- Mais ce communisme agraire primitif, ce n’est pas le vrai communisme ?
- C’est pas à toi que je vais l’apprendre.
- C’est une régression ?
- Tu le sais bien.
C’est curieux. Bien que je ne sois pas marxiste, il a l’air de faire plus confiance à mon jugement qu’au sien. Et il parait très soulagé. S’il ne peut plus aspirer au vrai communisme, que du moins le conserve dans son esprit en tant que référence idéale. Je reprends :
- C’est une régression, en ce sens que le savoir et la technologie ont été anéantis. L’existence est donc plus précaire, plus menacée. Cependant, ca ne veut pas dire qu’on soit plus malheureux. Bien au contraire.
Je regrette aussitôt d’avoir dit ça, parce que l’homme que j’ai devant moi, je m’en avise tout d’un coup, a perdu tous les siens deux mois plus tôt. Mais Meyssonnier n’a pas l’air de s’en souvenir, il n’a pas l’air non plus d’être choqué. Il me regarde en fait oui de la tête, lentement, sans dire un mot. Il a donc éprouvé, lui aussi, que depuis le jour de l’événement, l’amour de la vie s’est intensifié et les plaisirs sociaux sont plus vifs.
Je ne parle pas non plus. Je réfléchis. Les valeurs ont changé, c’est tout. Malevil, par exemple. Avant, Malevil était cette chose un peu artificielle : un château restauré. J’y vivais seul. J’en étais fier, et mi-vanité, mi-intérêt, je comptais l’ouvrir aux touristes. Malevil, aujourd’hui, c’est bien autre chose. C’est une tribu – avec des terres, des troupeaux, des réserves de foin et de grain, des compagnons unis comme les doigts de la main, et des femmes qui nous porteront des enfants. C’est aussi notre repaire, notre tanière, notre nid d’aigle. Ses murs nous protègent et nous savons que nous serons enterrés dans ses murs. »
Dans cette communauté restreinte, la propriété privée n'existe plus. Le domaine de Malevil, ses biens et ses bêtes, qui appartenaient auparavant à Emmanuel, sont désormais ceux de l'ensemble des habitants. Dans ces conditions, l'enrichissement personnel n'est plus un but en soi et les survivants travaillent uniquement pour assurer la survie collective. Lorsque Meyssonnier discute avec Emmanuel du type de régime économique en vigueur a Malevil, ce dernier parle de "communisme agraire primitif".
« - Personne t’empêche de leur donner ta vache, dit Meyssonnier avec dérision.
Je n’aime pas ça. Attention. Le mien et le tien me paraissent des notions bien dangereuses. J’interviens.
- Je ne suis pas d’accord avec cette façon de s’exprimer. Il n’y a pas ici la vache de la Menou, ni la vache de l’Etang, ni les chevaux d’Emmanuel. Il y a les bêtes de Malevil, c’est tout. Et les bêtes de Malevil, elles appartiennent à Malevil, c'est-à-dire à nous tous. S’il y a quelqu’un qui pense autrement, il n’a qu’à reprendre sa ou ses bêtes et à s’en aller. »
De même, dans cette communauté, la division sociale du travail est faible et la monnaie devient donc inutile. En effet, à l'intérieur de Malevil, comme il n'y a plus de propriété privée, il n'y a plus besoin d'échanger et les échanges avec l'extérieur se font par un système de troc. Veaux contre chevaux, armes contre sucre, etc. Ainsi, l'or et l'argent retrouvent leur dimension de métaux tout aussi beaux qu'inutiles. Dans le passage suivant, Emmanuel se moque d'Armand qui a accepté d'échanger deux belles selles de chevaux contre une chevalière en or.
« Mon œil tombant sur les rênes, s’étonne de voir ma main sans chevalière. La scène dans le box me revient. Quel idiot, cet Armand ! Autant lui donner un caillou ! Comme si l’or, deux mois après le jour de l’événement, avait de la valeur ! On n’en est plus là, où si l’on préfère, on n’en est pas encore là. Nous avons régressé à un stade beaucoup plus primitif que le métal précieux : au troc. L’âge des bijoux et de la monnaie est loin, très loin encore devant nous : nos petits-fils le connaitront peut-être. Pas nous. »
A Malevil, cette absence de propriété privée qui fait consensus a propos des biens est davantage débattue sur la question des femmes. A l'origine, le groupe des survivants est exclusivement masculin, à l'exception de la Menou, trop âgée pour être une partenaire sexuelle. Lorsque Miette, une belle jeune femme, arrive au domaine de Malevil, une interrogation agite les survivants : qui aura le privilège d'être son partenaire? Les hommes débattent froidement de la règle d'alliance a suivre. Si, pour des raisons morales, la majorité choisi la monogamie, Emmanuel, pour des raisons pratiques, milite pour la polyandrie. Il explique que la structure déséquilibrée du groupe – six hommes pour une femme – ne manquerait pas d'entraîner des tensions si un seul homme s'accaparait Miette. Il prend l'exemple d'autres peuples primitifs qui pratiquent la polygamie dans des conditions objectives similaires. A travers ce débat, Robert Merle met en Lumière le décalage entre la mentalité – moderne – des survivants, et les conditions objectives – primitives – de la société ou ils vivent désormais.
« - Miette ne doit pas être, à mon avis, la propriété exclusive de qui que ce soit. En fait, Miette n’est pas une propriété du tout. Miette s’appartient. Miette a les rapports qu’elle veut avec qui elle veut et quand elle veut. Etes-vous d’accord ?
Un long silence. Personne ne dit mot et personne même ne me regarde. L’institution de la monogamie est tellement implantée en eux, et commande dans leur esprit tant de reflexes, de souvenirs et de sentiments qu’ils ne peuvent accepter, ni même concevoir, un système qui l’exclue.
- Il y a deux possibilités, dit Thomas.
Ah ! Celui-là , je l’attendais !
- Ou bien Miette choisira l’un d’entre nous à l’exclusion de tout autre…
Je le coupe.
- Je dis tout de suite que je n’accepterai pas cette situation, même si j’en suis le bénéficiaire. Et si quelqu’un d’autre en est le bénéficiaire, je lui refuserai toute exclusivité.
- Tu permets ? dit Thomas. Je n’ai pas fini.
- Mais finis, Thomas, dis-je aimablement. Je t’ai interrompu, mais je ne t’empêche pas de parler.
- Encore heureux, dit Thomas.
Je souris à la ronde sans dire un mot. Ce procédé me réussissait toujours du temps du Cercle, et je constate qu’il me réussit encore : mon contradicteur est discrédité par ma patience et sa propre susceptibilité.
- Second terme de l’alternative, dit Thomas, mais il est visible que je lui ai coupé un peu son élan. Miette couche avec tout le monde et c’est tout à fait immoral.
- Immoral ? dis-je. En quoi est-ce immoral ?
- C’est évident, dit Thomas.
- Ce n’est pas évident du tout. Je ne vais pas accepter une idée de curé pour une évidence.
Attribuer à Thomas une « idée de curé » ! Je savoure au passage cette petite vacherie. Mais sur la question en débat, il a l’air à la fois si assuré et si peu mûr, ce gentil Thomas.
- Ce n’est pas une idée de curé, dit Thomas avec un ton rageur qui lui fait le plus grand tort. Tu ne diras pas le contraire : une fille qui couche avec tout le monde, c’est une putain.
- Erreur, dis-je. Une putain, c’est une fille qui couche pour de l’argent. C’est l’argent qui rend la chose immorale. Et non pas le nombre des partenaires. Des femmes qui couchent avec tout le monde, tu en trouveras partout. Même à Malejac. Et personne ne les méprise.
Silence. Un ange passe. Nous pensons tous à l’Adélaïde. A part Meyssonnier, fiancé en son âge le plus tendre à sa Mathilde, l’Adélaïde nous a tous aidés à dépasser notre adolescence. Nous lui en gardons de la gratitude. Et je suis bien sûr que Meyssonnier lui-même, tout vertueux qu’il soit, doit nourrir quelques regrets.
Thomas a dû sentir que je m’appuie sur la force des souvenirs communs, car il se tait. Et je reprends, presque sûr maintenant d’avoir gain de cause.
- Ce n’est pas une question de morale, mais d’adaptation aux circonstances. En Inde, Thomas, tu as une caste où cinq frères, par exemple, s’associent pour épouser une seule femme. Les frères de l’épouse unique forment une famille permanente, qui élève des enfants sans se demander de qui ils sont. Ils font cela parce qu’entretenir chacun une femme serait très au-dessus de leurs moyens. Mais s’ils ont ce genre d’organisation du fait de leur extrême pauvreté, nous, elle nous est imposée, me semble-t-il, par la nécessité, Miette étant la seule femme, ici, en âge de procréer.
Silence. Thomas, qui se sent battu, je crois, a renoncé à discuter, et les autres ne paraissent pas disposer à parler. Comme il faut, quand même, qu’ils se prononcent, je les regarde d’un air interrogatif et je dis :
- Alors ?
- Je n’aimerais pas ça, dit Peyssou.
- Quoi, ça ?
- Ton système, là-bas, dans l’Inde.
- Ce n’est pas une question d’aimer, c’est une nécessité.
- Quand même, dit Peyssou, partager une femme à plusieurs, moi, je dis non.
Un silence.
- Je suis de son avis, dit Colin.
- Moi aussi, dit Meyssonnier.
- Moi aussi, dit Thomas avec un sourire exaspérant.
Je regarde le feu. Il vient de m’arriver quelque chose de stupéfiant : je suis mis en minorité ! Je suis battu ! Depuis que j’ai pris, si je puis dire, la tête de la direction collégiale du Cercle, à douze ans, c’est la première fois. Et bien que je reconnaisse que c’est là chez moi un sentiment puéril, je suis très mortifié. En même temps, je voudrais ne pas le paraître, et comme si de rien n’était, reprendre la parole, enchainer, passer à l’ordre du jour. Je n’y arrive pas. J’ai la gorge serrée. Mon esprit est un blanc total. Non seulement je suis battu, mais mon silence me fait perdre la face.
Celui qui me sauve et certes, sans le vouloir, c’est Thomas.
- Eh bien, tu vois, dit-il sans aucune élégance. La monogamie l’emporte.
Mais il est vrai que je l’ai, à l’instant, un peu bousculé. Il doit avoir sur le cœur l’ « idée de curé ».
La remarque de Thomas est accueillie avec froideur. Je regarde mes compagnons. Ils sont rouges, mal à l’aise et au moins aussi gênés que moi par mon échec. Surtout, me dira plus tard Colin, après une journée que tu nous avais rendu tant de services.
Leur confusion me réconforte.
- Je suis tout prêt, dis-je, à considérer votre avis comme un vote et à m’incliner. Encore faut-il bien comprendre ce que ce vote signifie. Est-ce qu’il veut dire qu’on va forcer Miette à faire un choix d’un seul partenaire et s’y tenir ?
- Non, dit Meyssonnier. Pas du tout. On la forcera pas. Mais si elle s’en tient à un seul mari, on va rien faire pour l’en détourner.
Bien. Voilà qui est clair. Et claire aussi, la différence stylistique. J’ai dit « partenaire » et il a dit « mari ». J’ai envie de faire remarquer au communiste Meyssonnier qu’il a une conception petite-bourgeoise du mariage. Stoïque, je m’en abstiens. Je regarde les trois autres.
- C’est bien ça ?
C’est bien ça. Respectons l’hymen. Pas d’adultère, même consenti. Morale conventionnelle pas morte. A mon avis, ce respectable système ne peut absolument pas fonctionner dans une communauté de six hommes ayant reçu en partage une femme unique. Mais on ne peut pas avoir raison contre tous. La position de mes compagnons me parait maximaliste et insensée : rester célibataire jusqu’à la fin de ses jours, plutôt que de ne pas avoir une femme à soi seul. Il est vrai que chacun espère sans doute être l’élu.
Je me tais. Je suis inquiet pour l’avenir. J’ai peur des frustrations, des jalousies, peut-être même des envies de meurtre. »
Cependant, lors d’une discussion où il explique à une future habitante de Malevil la polygamie qui y est pratiquée, Emmanuel donne une explication plus fondamentale à ce choix. Selon lui, le couple aurait tendance à affaiblir les liens forts qui unissent les membres de la communauté. Emmanuel craint que la cellule familiale provoque un repli sur la sphère privée, qui aboutirait à une destruction de la vie communautaire.
« - Il y a aujourd’hui huit hommes à Malevil, et deux femmes. Trois, si tu viens. Est-ce qu’un homme peut se permettre d’en accaparer une pour lui seul ? Et s’il le fait, que vont penser les autres ?
- Et le sentiment, alors, qu’est-ce que tu en fais ? dit Agnès, avec une vivacité très proche de l’indignation.
Le sentiment. Certes, sa position est forte. Je sens derrière elle des siècles d’amour courtois et d’amour romantique. Je la regarde.
- Tu ne me comprends pas, Agnès. Personne ne t’obligera jamais à faire ce que tu n’as pas envie de faire. Tu seras absolument libre de tes choix.
- Mes choix ! dit Agnès.
C’est un cri. Elle met tout un monde de reproches dans ce pluriel et pas que des reproches, car elle n’a jamais été si près d’une déclaration d’amour. Voilà qui me remue au point qu’emporté par le flux de son émotion, je suis tout près de lui céder. Je ne la regarde pas. Je reste silencieux. Je récupère. Il me faut un bon moment pour passer par-dessus ce « mes ». Mais je vois trop que ce n’est pas la bonne voie et qu’un couple durable à Malevil serait vite incompatible avec la vie communautaire. De ce point de vue, la disproportion du nombre d’hommes et de femmes sur laquelle j’aime m’appuyer dans la discussion, n’est pas, cependant, l’essentiel. En réalité, il faut choisir : la cellule familiale ou une communauté non possessive. »
Un des points négatifs de ce roman se situe d'ailleurs dans le rapport aux femmes et a leur place dans la communauté. Les rôles sexuels sont fortement différenciés. Les hommes ont le pouvoir et réalisent les taches prestigieuses ; au contraire, les femmes ne sont vues que comme des mères ou des partenaires sexuelles éventuelles. Les personnages féminins passent leur temps a faire la cour, l'amour ou la vaisselle. Elles ne parlent que pour séduire les hommes ou se livrer a des commérages. Elles n'ont pas voix au chapitre concernant la vie du groupe. D'ailleurs, la jeune et jolie Miette est muette. Alors que cette impression désagréable s'accroit au fil des pages, on ne comprend pas bien si Merle décrit la difficile situation des femmes dans une société pré-moderne ou s'il laisse simplement exprimer un sexisme inconscient et encore très présent dans une société moderne.
Retour vers une société sans État
Un troisième retournement historique causé par l'explosion place les survivants dans une société sans Etat. En effet, après la tragédie, il n'existe plus de gouvernement, de maire, de policiers ou de quelconque forme de pouvoir légitime et reconnu par tous.
L’absence de gouvernement permet ainsi une réflexion sur la question de l’autorité et sur la manière dont sont prises les décisions dans la communauté. Qui décide et peut imposer aux autres de faire ce qu’ils n’ont pas envie de faire ? Deux régimes politiques opposés sont décrits dans le roman. Le premier, celui des habitants du village voisin de La Roque, est un régime autoritaire théocratique. Les décisions importantes sont prises arbitrairement par une seule personne, le curé Fulbert le Naud qui tire sa légitimité de sa fonction religieuse. Il impose au village les lois à respecter, fait régner la terreur parmi les villageois, contrôle leurs faits et gestes par l’intermédiaire de la confession et rationne les vivres en fonction du degré d’adhésion de chacun.
L’absence de gouvernement permet ainsi une réflexion sur la question de l’autorité et sur la manière dont sont prises les décisions dans la communauté. Qui décide et peut imposer aux autres de faire ce qu’ils n’ont pas envie de faire ? Deux régimes politiques opposés sont décrits dans le roman. Le premier, celui des habitants du village voisin de La Roque, est un régime autoritaire théocratique. Les décisions importantes sont prises arbitrairement par une seule personne, le curé Fulbert le Naud qui tire sa légitimité de sa fonction religieuse. Il impose au village les lois à respecter, fait régner la terreur parmi les villageois, contrôle leurs faits et gestes par l’intermédiaire de la confession et rationne les vivres en fonction du degré d’adhésion de chacun.
« - Remarque, il faut être juste. Fulbert, au début, il a été utile. C’est lui qui nous a fait enterrer les morts. En un sens, il nous a même redonné courage. C’est peu à peu qu’avec Armand, il s’est mis à serrer la vis.
- Et vous avez pas réagi ?
- Quand on a voulu réagir, c’était trop tard. C’est plutôt qu’au début, on s’est pas assez méfié. Il a une langue d’or, Fulbert. Il nous a dit : l’épicerie, il faut transporter tous les stocks au château, pour éviter le pillage, vu que les propriétaires sont morts. Bon, ça paraissait raisonnable et on l’a fait. Même raisonnement pour la charcuterie. Après, Il nous a dit : faut pas garder les fusils. Les gens vont finir par s’entre-tuer. Il faut les stocker aussi au château. Bon, ça aussi, c’était pas idiot. Et quel sens, ça avait de garder les fusils, puisqu’il y avait plus de gibier ? Et un beau jour, tu vois, on s’est aperçu que le château, il avait tout : les fourrages, les grains, les chevaux, les cochons, la charcutaille, l’épicerie et les fusils. Je parle même pas de la vache que tu nous as amenée. Et voilà. C’est le château qui, chaque jour, distribue les rations aux gens. Et les rations varient d’un gars à l’autre, tu me comprends ? Et aussi, d’un jour à l’autre, d’après la faveur du patron. C’est comme ça qu’il nous tient, Fulbert. Par les rations. »
La religion occupe une place importante dans le roman. Merle la considère comme une institution essentielle de la vie en société, dans la mesure où elle favorise la cohésion sociale. La croyance religieuse est un ciment social car elle donne des obligations morales à chacun, définit un univers de croyances partagées par tous et assure la communion du groupe. Mais, à travers l’exemple de La Roque, Merle s’oppose à l’inclinaison des instances religieuses à vouloir contrôler la vie des croyants. Emmanuel Comte souhaite que la communauté vive dans une forme de spiritualité religieuse sans que les croyants soient surveillés par la confession et punis par le prêtre.
« - Tu peux dire que tu vas faire plaisir aux gens de La Roque, avec ton numéro, Emmanuel ! Ce qui nous tue, ici, c’est pas que l’injustice. C’est l’ennui. On a rien à foutre. Encore moi, je travaille un peu à mon métier. Enfin, tant que j’aurais du cuir. Mais les autres ? Pimont, Lanouaille, Fabrelâtre ? Et les cultivateurs qui pourront pas semer avant octobre ? Et pas de radio, pas de télé, pas même un tourne-disques. Au début, les gens ils allaient à l’église rien que pour être ensemble et que quelqu’un leur parle. Fulbert, les premiers jours, il a remplacé la télé. »
A Malevil, les décisions importantes sont prises démocratiquement, à la majorité des votants. Dès qu’un choix doit être effectué, un débat contradictoire est organisé en assemblée générale, puis les membres votent. Ce fonctionnement démocratique est au fondement du consensus qui règne dans la communauté. Pourtant, cette ambition démocratique connait deux limites importantes. D’abord, c’est une démocratie largement phallocrate. Les femmes sont systématiquement exclues du processus de décision, elles ne donnent pas leur avis lors des conseils et ne votent pas. Drôle de démocratie, pour un roman écrit en 1972. Mais surtout, derrière ce principe démocratique, les habitants de Malevil vivent sous la domination constante d’Emmanuel. Aussi cynique et calculateur que charismatique – ce qui rend le narrateur largement antipathique et gâche parfois le plaisir de la lecture, Emmanuel pèse lourdement sur les assemblées et impose facilement ses vues à ses amis. Il n’est mis en minorité que lors de deux votes : la première fois, c’est un camouflet qu’il digère difficilement ; la seconde, il convainc ses concitoyens de revoter pour inverser le résultat du vote. Les autres habitants de Malevil ne sont pas dupes et acceptent cette domination douce, car ils savent Emmanuel bienveillant et exclusivement préoccupé par la survie du groupe. Ils amplifient encore cette personnalisation du pouvoir en le désignant chef militaire et abbé de Malevil. Après la mort d’Emmanuel, Thomas annote son journal de bord, et livre une réflexion sur la personnalisation du pouvoir à Malevil.
« L’assemblée qu’Emmanuel a décrite dans ce chapitre ne fut pas seulement importante parce qu’elle marqua notre passage de la « morale dure », mieux adaptée à notre « nouvelle époque », elle fit aussi d’Emmanuel notre chef militaire « en cas d’urgence et de danger ». Et comme ces cas se multiplièrent dans les mois qui suivirent, Emmanuel, qui était déjà abbé de Malevil, rassembla, en fin de compte, dans ses mains tous les pouvoirs, spirituels et temporels, de la communauté.
S’agit-il là d’une « seigneurisation » d’Emmanuel ? et d’un simple retour au passé féodal ? Je ne le crois pas. A mon avis, l’esprit dans lequel la communauté de Malevil considère ses rapports internes est entièrement moderne. Et moderne aussi, le souci constant d’Emmanuel de ne rien entreprendre sans être d’abord certain de notre adhésion. »
Cette concentration du pouvoir entre les mains d’une seule personne pose largement problème lorsque le chef charismatique ne peut plus assurer son rôle. La succession est difficile, car la légitimité du pouvoir ne reposait que sur le charisme d’Emmanuel. La tentation autoritaire se renforce.
« Après l’enterrement, l’assemblée de Malevil voulut me nommer chef militaire et élire Colin abbé de Malevil. Je refusai. J’arguai de l’hostilité d’Emmanuel à la séparation du spirituel et du temporel. On me proposa alors d’assumer aussi à Malevil les fonctions ecclésiastiques. Derechef, je refusai. Comme me l’avait reproché Emmanuel de son vivant, j’étais encore trop mesquinement attaché à mes opinions personnelles.
Ce fut de ma part une énorme faute. Car Colin reçut alors de nos mains les deux pouvoirs.
Colin, du temps d’Emmanuel, était fin, gentil, serviable et gai. Mais il était tout cela parce qu’il baignait dans l’affection d’Emmanuel qui l’avait toujours protégé. Emmanuel mort, Colin se prit pour un autre Emmanuel. Et n’ayant ni son autorité, ni ses dons de persuasion, il devint tyrannique sans être pour autant plus respecté. Quand je pense que j’avais redouté la « seigneurisation » d’Emmanuel ! Mais Emmanuel était l’ange même de la démocratie, comparé à son successeur ! A peine élu, Colin cessa de réunir l’assemblée et gouverna en autocrate. »
En l’absence d’Etat, les quelques groupes de survivants évoluent dans un vide juridique et policier, dans une forme d'anarchie. Dans ces conditions, les rescapés se livrent a une guerre violente pour la survie. Les habitants de Malevil doivent donc s'organiser pour éviter le pillage de leurs richesses par les bandes ennemies. Meyssonnier parle d'un retour au Moyen-âge pour décrire cette situation. On sait que certains philosophes, notamment Hobbes, avaient expliqué que seul un Etat fort, titulaire du monopole de la violence légitime, pourrait éviter que la lutte pour la survie ne dégénère en guerre de tous contre tous. Or, tant que l'État ne protège pas les citoyens, ils sont contraints a se défendre eux-mêmes et a vivre dans l'insécurité civile totale.
« Je m’avise tout d’un coup d’une chose : ce que nous sommes tous en train de faire à Malevil, et vite, très vite, c’est apprendre l’art de la guerre. L’évidence est aveuglante : il n’y a plus d’Etat tutélaire. L’ordre, c’est nos fusils. Et pas seulement nos fusils : nos ruses. Nous qui à Pacques, n’avions que le paisible souci de gagner les élections de Malejac, nous sommes en train de nous inculquer, une à une, les lois implacables des tribus guerrières primitives. »
Merle conclu le roman par une charge pessimiste sur l’homme, cet animal doté de raison, pourtant incapable de s’élever malgré le progrès.
« - Tu comprends, reprend-il, sur la route, après l'embuscade, quand tu m'as quitté pour aller chercher les autres à Malevil, je suis resté un bon moment au milieu des cadavres et je roulais pas des pensées bien gaies.
- Quelles pensées ?
- Et bien, par exemple, ce Feyrac qu'on a dû achever... Une supposition que ce soit l'un de nous qui écope une blessure grave. Qu'est-ce qu'on fait ? Sans médecin, sans médicaments, sans bloc opératoire. Ca serait moche de le laisser crever sans l'aider.
Je me tais.
J'y ai pensé. Thomas aussi, je le vois à son air. Meyssonnier reprend :
- On est en plein Moyen-âge.
Je secoue la tête.
- Non. Pas tout à fait. Il y a une analogie de situation, c'est vrai, au Moyen-âge on a connu des moments comme ceux-ci. Mais tu oublies une chose. Notre niveau de connaissances est infiniment supérieur, je parle même pas de la somme considérable de savoir enfermé dans ma bibliothèque de Malevil. Ca, ça reste. Et c'est très important vois-tu. Parce qu'un jour, ça va nous permettre de tout reconstruire.
- Mais quand ? dit Thomas avec dégoût. Pour l'instant, nous passons notre vie à essayer de survivre. Les pillards, la famine. Demain les épidémies. Meyssonnier a raison, nous sommes revenus au temps de Jeanne d'Arc.
- Mais non, dis-je avec vivacité. Comment un matheux comme toi peut-il faire une erreur pareille ? Mentalement, nous sommes beaucoup mieux équipés que les hommes du temps de Jeanne d'Arc. Il ne nous faudra pas des siècles pour retrouver notre niveau technologique.
- Et tout recommencer ? dit Meyssonnier en levant les sourcils d'un air de doute.
Il me regarde. Il parpalège. Et moi, je suis saisi par sa question. Parce que c'est lui - l'homme de progrès - qui la pose. Et parce que je vois fort bien ce qu'il aperçoit dans l'avenir au bout de ce recommencement. »