mercredi 23 juin 2010

Albert O. Hirschman - Défection et prise de parole

Albert O. Hirschman - Défection et prise de parole, Fayard (1995)

Le pays dans lequel j’habite s’enfonce dans une politique qui m’exècre chaque jour davantage ; les partis politiques et les syndicats dont je me sens proche prennent des orientations qui ne me plaisent guère ; mon groupe de musique préféré produit des albums qui ne me touchent plus ; mon jeu vidéo de football favori empire d’année et année ; mon quartier se délabre ; l’hôpital public me propose des services dont la qualité est en chute libre ; l’établissement scolaire de mon secteur devient de plus en plus ségréguée. Ces divers exemples illustrent une situation fréquente : la baisse de la qualité des services offerts par une organisation  avec laquelle je suis lié.

A partir de ce constat, Albert O. Hirschman se demande comment les individus réagissent-ils face au déclin des organisations avec lesquelles ils sont en relation ? Laissant de coté l’apathie – l’absence totale de réaction, Hirschman imagine une typologie où deux types de réponses sont possibles: les individus manifestent leur désaccord par la défection (exit) et la prise de parole (voice). L’ouvrage, publié aux Etats-Unis en 1970,  lui permet de présenter ces deux modes de réaction, leur efficacité relative, leur complémentarité éventuelle et leurs conséquences sur le redressement des organisations.


« La France, tu l’aimes ou tu la quittes »
Dans la pensée économique libérale, où les choix individuels sont valorisés et les relations sociales niées, la solution pour remédier au déclin des organisations est simple : l’exit. Celui qui souhaite améliorer son bien-être personnel doit cesser toute relation avec l’organisation en déclin et se tourner vers la concurrence aussi vite que possible. S’exiler vers un pays dont les lois lui plaisent davantage (« S'il y en a que ça gêne d'être en France, je le dis avec le sourire mais avec fermeté, qu'ils ne se gênent pas pour quitter un pays qu'ils n'aiment pas. » Nicolas Sarkozy, le 22 avril 2006 ; "La France, tu l'aimes ou tu la quittes" Philippe De Villiers, Slogan du MPF) ; adhérer à un parti politique ou un syndicat concurrent qui le représenterai mieux, ou à défaut en créer un ; acheter des disques d’autres groupes, ou arrêter d’écouter de la musique (« Si tu kiffes pas, renoi t’écoutes pas et puis c’est tout », Lunatic – Le crime paie) ; acheter un jeu de console édité par un fabricant concurrent ; déménager vers un quartier plus huppé ; se faire soigner dans une clinique privée ; inscrire ses enfants dans un autre établissement scolaire (« En retirant leurs enfants d’une école et en les envoyant dans une autre, les parents auraient beaucoup mieux qu’aujourd’hui la possibilité d’exprimer directement leur point de vue », Milton Friedman). Ainsi, le libre jeu de la concurrence serait le meilleur moyen d’améliorer le bien être d’une population. Pour deux raisons. D’abord, et les économistes ont largement étayé ce point, la concurrence permet un processus de sélection des organisations les plus efficaces par éviction des « brebis galeuses » : une entreprise qui produit un service de qualité trop médiocre fera faillite si les clients se tournent vers la concurrence ; un parti politique dont les membres n’adhèrent plus est voué à la disparition. Cet argument est binaire : soit l’organisation est efficace, soit elle ne l’est plus et est vouée à disparaitre. On peut néanmoins penser, et c’est un argument novateur apporté par Hirschman, que la concurrence est un instrument qui permet le redressement des organisations en déclin, et non pas leur disparition. Une entreprise qui voit partir ses clients va tout faire pour améliorer la qualité de ses produits, dans l’espoir de renouer avec le succès. Idem pour un parti politique. Ici, la concurrence est une institution de discipline, qui permet d’éviter que les organisations se laissent aller, et les incite à ne jamais relâcher leurs efforts. En définitive, la peur de voir ses membres partir les incite à ne pas se relâcher, et la fuite est un des signal qui incite l’entreprise à se redresser.
"Il semble que les partisans de la libre entreprise, dans leur ardeur à mettre en valeur les extravagantes prétentions de leur système, sont passés à coté d'un des meilleurs arguments en sa faveur. (...) Pour autant que je puisse en juger, aucun ouvrage, qu'il s'agisse d'étude systématique ou d'écrit occasionnel, d'un ouvrage théorique ou d'un recueil pratique, ne s'intéresse à la question connexe de l'aptitude de la concurrence à ramener les firmes défaillantes à un niveau "normal" d'efficacité, de performance et de croissance."
« Paroles, paroles, paroles… »
Cependant, la défection est parfois impossible ou impensable. Hirschman note que dans certaines institutions, l’exit n’est pas une stratégie envisageable : rares sont les personnes pouvant se permettre de quitter un pays, une religion, une famille ou une entreprise en monopole en cas de désaccord. De plus, certaines personnes se sentent – pour une raison ou une autre – liées à une organisation et la quitter serait vécu comme une trahison. C’est ici qu’Hirschman utilise la notion de loyauté (loyalty). Un individu est loyal s’il hésite fortement à quitter une organisation dont la qualité décline ou avec laquelle il est en désaccord. La rationalité des personnes loyales n’est pas purement instrumentale, dans la mesure où des valeurs sont en jeu : la fidélité, l’honneur, le respect… Le loyalisme freine la tendance à la défection. Ainsi, souvent, les individus ne peuvent pas, ou ne veulent pas, quitter une organisation. Plus les individus sont loyaux, plus ils devront inventer d’autres moyens d’exprimer leur mécontentement.
« Quelqu'un de moins familier avec la science économique aurait pu naïvement penser que la manière la plus directe de faire connaitre son opinion est de ... l'exprimer ! »
Ainsi, lorsque la défection est improbable, les individus disposent d’un second moyen d’action pour s’opposer au relâchement des organisations : la prise de parole (voice). Par un répertoire d’action quasiment infini, de l’expression d’un mécontentement passager à une action directe plus ou moins violente, les individus peuvent se faire entendre et influer sur le destin des organisations – « faire du chambard ». Ce mode d’action est davantage politique que la défection. Si, dans le cas de la défection,  les organisations se redressaient par la pression de la concurrence, ici c’est par les rapports de force, les conflits, la menace, que les institutions évoluent. On comprend pourquoi la pensée économique libérale a souvent laissé dans l’ombre – et vivement critiqué – ce mode de réponse qu’est la mobilisation collective. Ce qui est problématique, selon Hirschman, c’est que, contrairement à l’exit, la prise de parole requiert un certain art, un savoir-faire : celui de la contestation. Les groupes doivent faire preuve de créativité, d’originalité, d’inventivité, pour faire évoluer le rapport de force et inciter les organisations à les écouter.
"La netteté de la division entre les deux catégories de la défection et de la prise de parole, qui s'opposent sans s'exclure, pourrait faire naître le soupçon si elle n’était le reflet fidèle d’une distinction plus fondamentale encore : celle de l’économie et de la politique. La défection relève de la première, la prise de parole de la seconde. Le consommateur qui, mécontent du produit d'une firme, se tourne vers le produit d'une autre utilise le marché pour défendre son bien-être et améliorer sa position ; du même coup, il déclenche les forces du marché qui peuvent amener la firme à redresser le niveau de performance qu’elle avait laissé fléchir. C’est le type du procédé qui fait la prospérité de l’économie. Il a l'avantage de la netteté - on demeure client ou on cesse de l'être. Il est impersonnel - la confrontation directe du client et du producteur est exclue, ainsi que tous les impondérables qu'elle implique. Il est indirect - le redressement de la firme advient par la grâce d'une main invisible, comme le contrecoup inintentionnel de la décision prise par le consommateur. La prise de parole s'oppose point par point à la défection. C'est une notion beaucoup moins nette qui admet une multitude de degrés, du ronchonnement à peine perceptible à la récrimination violente. Elle repose sur la formulation de critiques expresses et non sur la décision privée de prise par l'acheteur dans l'anonymat d'un supermarché. La prise de parole, c’est l’action politique par excellence. L’économiste tend naturellement à penser que la défection est la seule stratégie efficace, qu’elle est même le seul mécanisme digne d’être pris en considération." 

« Je suis venu te dire que je m’en vais »
Par la suite, Hirschman développe les liens existants entre défection et prise de parole. Les deux réponses ne sont pas forcément concurrentes mais elles peuvent être parfois complémentaires. Les individus alternent souvent entre la défection et la prise de parole, et l’usage de l’une ne condamne pas forcément celle de l’autre. Pourtant, Hirschman regrette que souvent la défection empêche le recours à la prise de parole.
"La possibilité de faire défection risque donc parfois d'empêcher l'art de la prise de parole d'atteindre son plein développement."
Un moyen d’action original peut utiliser les deux réponses simultanément : le boycott. En effet, dans ce cas, les individus font défection, mais le fait de le faire savoir explicitement est également une prise de parole. Ce n’est pas seulement par le jeu de la concurrence que les personnes pratiquant le boycott espèrent redresser une organisation, c’est également par celui de la protestation. Le boycott est un répertoire d’action qui mobilise autant le moyen de pression économique que politique. 


Plaidoyer pour un service public en monopole
Avec cette typologie, Hirschman tire une conclusion importantes et iconoclastes par rapport aux économistes orthodoxes :  la concurrence entre service public et entreprises privées entraîne une détérioration du service public et une hausse des inégalités sociales. Le monopole peut parfois être plus efficace que la concurrence.

Parfois la stratégie de défection peut en effet avoir des effets négatifs sur l’ensemble de la société. C’est notamment le cas lorsque les membres des catégories aisées se désengagent d’un service public car un concurrent privé fournit le même service avec une qualité meilleure. Si, du point de vue individuel, il est rationnel pour ces personnes de faire ce choix, l’exit ne permet pas au service public de se redresser. En effet, l’objectif d’un service public n’étant pas de maximiser le nombre de ses usagers, aucune mesure de redressement ne sera prise dans l’espoir de reconquérir les usagers qui sont partis. De plus, on sait que les membres des catégories supérieures ont la propension à prendre la parole et à se mobiliser la plus importante. Ainsi, lorsque ces personnes tournent le dos au service public, la probabilité d’une prise de parole pour faire entendre un mécontentement diminue largement. Ceci aboutit à un déclin encore plus marqué de la qualité du service public, et à une amplification des inégalités entre catégories sociales.
"Les parents qui envisagent de faire passer leurs enfants de l'école publique à l'école privée risquent d'aggraver encore par leur acte la détérioration de l'enseignement public."

Développons un autre exemple : lors d’un accouchement dans une maternité publique il y a deux futures maman dans une chambre, contre une seule dans une clinique privée ; pour accélérer la rotation des lits, les maternités ont plus souvent recours à la césarienne et les femmes restent moins de jours après l’accouchement que dans des cliniques. Ainsi, ceux qui peuvent en payer le prix font le choix du confort et délaissent les maternités. Dans la mesure où l’objectif d’une maternité n’est pas le profit, rien ne sera fait pour reconquérir ceux qui ont fait le choix du privé. De plus, ces personnes qui ont fait défection auraient été les plus susceptibles de prendre la parole, leur exil vers le privé les désintéresse totalement de la qualité des maternités. Progressivement, et dans un silence absolu, la qualité du service public se dégradera. 
"Ce n'est pas sans difficulté qu'un économiste occidental en viendra à admettre que, dans certaines circonstances le monopole strict est préférable à une structure de marché moins rigide où la concurrence à sa place. Et pourtant, l'argumentation qui précède impose de reconnaitre qu'une structure "close" est supérieure à une structure "ouverte" lorsque, d'une part, la défection, loin de jouer son rôle d'instrument de redressement ne fait que priver la firme ou l'organisation considérée de ses clients ou de ses adhérents les mieux qualifiés pour agir utilement de l'intérieur et que, d'autre part, la prise de parole est susceptible d'aboutir à des résultats positifs."
Ce raisonnement est applicable à une infinité de cas : la désertion des quartiers populaires par les familles aisées, les élites des pays en développement qui s’exilent vers les pays riches, les membres les plus influents des associations et syndicats de gauche qui retournent leur veste… On peut même appliquer ce raisonnement à la mobilité sociale : la défection des membres les plus éminents des classes populaires – les transfuges de classe – tend à légitimer les inégalités et à réduire la conflictualité sociale dans la mesure où ce sont souvent ces transfuges qui auraient pu être les porte-paroles de leur classe. L’exit individuel empêche la prise de parole collective – et les avancées sociales qui lui sont liées.
"L'ascension sociale des quelques membres les plus doués de la classe inférieure contribue à renforcer le pouvoir de la classe dominante beaucoup plus surement que ne pourrait le faire une séparation stricte des deux groupes."

Avec cet ouvrage, Hirschman atteint ses deux objectifs principaux : montrer aux économistes que les réponses économiques et individuelles face au déclin des organisation ne sont pas les seules envisageables, et pas forcément les plus efficaces – la réponse politique et collective, par la prise de parole étant souvent une meilleure solution ; contribuer à l’art de la prise de parole en donnant des arguments aux individus souhaitant s’engager dans cette voie, et de ce fait, faire advenir une société plus progressiste. 
"Il n'est pas interdit de penser que ce livre puisse même avoir une influence plus directe. En faisant ressortir le potentiel considérable que recèle celui des deux modes de réaction qui se trouve négligé, il encouragera peut-être certains lecteurs à recourir eux-mêmes, selon le cas, à la défection ou à la prise de parole. Telle est du moins l'étoffe dont sont tissés les rêves des auteurs."
Plus de passages de ce livre ici.










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