vendredi 27 août 2010

Robert Merle - Malevil

Robert Merle - Malevil, Gallimard (1972)

Avril 1977. Une explosion nucléaire détruit la terre. La planète est carbonisée. Des milliards de morts, la faune décimée, la flore saccagée. Seulement quelques hommes échappent à la mort. Ceux qui étaient protégés le jour de l'événement, dans une cave par exemple. Ils se retrouvent subitement seuls au monde : plus de famille ni de voisins, plus de journaux ni de radio. Robert Merle se met a la place de l'un d'eux, Emmanuel Comte, et écrit le journal de bord de la dizaine de survivants réfugiés dans le domaine de Malevil. La description de la vie du groupe après l'explosion est minutieuse et Robert Merle décrit avec un regard quasi-anthropologique le fonctionnement de cette microsociété. A partir de ce groupe, qui bascule du jour au lendemain de la modernité vers une forme de vie primitive, Merle élabore une réflexion forte sur les fondements de la vie en société.

De la société de consommation a la société de subsistance 
Le premier retournement historique concerne le rapport a la consommation, au progrès et à la technique. Alors que la société française des années 70 pouvait être caractérisée comme une société de consommation, dominée par une foi dans le progrès, l'explosion nucléaire cause un retour en arrière important. La société redevient stationnaire, tournée vers la satisfaction des besoins primaires – essentiellement agricoles. L'innovation technologique semble inenvisageable. Les habitants de Malevil connaissent ainsi une forme de décroissance brutale et non souhaitée. La comparaison de ces deux sociétés permet à Merle d'analyser  le progrès de manière dialectique.
Après l'explosion, certains acquis liés au progrès scientifique manquent cruellement aux rescapés. C'est notamment le cas de la médecine,  dont l'absence condamne a une existence plus brève et moins confortable. Ainsi, un simple problème d'appendicite peut entrainer des conséquences dramatiques lorsqu'il n'est pas soigné.
« En moins de trois jours, ses orbites se creusèrent, et son visage, d’ordinaire plein et coloré, devint couleur cendre et se décharna. Nous n’avions rien pour le soulager, pas même un cachet d’aspirine. Nous rôdions autour de sa chambre, pleurant de rage et d’impuissance à la pensée qu’il allait mourir faute d’une opération qui, en temps normal, aurait duré dix minutes. »
De même, certains survivants s'ennuient et regrettent le petit confort de leur vie précédente. C'est par exemple le cas de la Menou, septuagénaire et doyenne du groupe, perdue sans ses biens habituels. Ici, on voit que la consommation assure une fonction sociale rarement mise en avant, celle de combler la nécessité de se divertir, de faire passer le temps.   
« La Menou grognait du matin au soir, à cause de toutes les commodités qu’on n’avait plus. Dix fois par jour, elle appuyait sur les commutateurs, ou bien alors elle branchait par habitude son moulin à café (elle en avait quelques kilos non moulus en réserve), et elle jurait à chaque fois d’un air très malheureux. Elle était très attachées à sa machine à laver, à son fer à repasser, à sa rôtissoire, à sa radio qu’elle écoutait (ou qu’elle n’écoutait pas) en faisant sa cuisine, à la télé qu’elle regardait tous les soirs jusqu’à la dernière minute, quel que fût le programme. Elle adorait l’auto, et déjà du temps de l’oncle, elle inventait des prétextes insidieux pour se faire conduire à La Roque pendant la semaine, sans compter la foire le samedi. Même les médecins – qu’elle ne consultait jamais – commencèrent à lui manquer, du moment qu’on ne les avait plus. Son ambition de battre le record de sa propre mère et d’ « aller centenaire », lui parut très compromise et elle s’en plaignait tous les jours. Quand je pense, me dit Meyssonnier, à toutes les idioties que racontaient les gauchistes sur la société de consommation. Ecoute donc un peu la Menou. Qu’est-ce qu’il y a de pire pour elle qu’une société où il n’y a plus rien à consommer ? »
Pourtant, Merle semble se détacher de la vision naïve de la société de consommation comme une simple réponse aux besoins humains. Il adopte par ailleurs une posture critique vis a vis du progrès technologique. Progrès technique et progrès social ne sont pas nécessairement synonymes. 
D'abord, le point de départ du roman illustre la méfiance de l'auteur vis a vis de la technique ; en un seul geste – intentionnel ou accidentel, peu importe – l'homme est désormais capable de détruire sa propre planète. Thomas, le scientifique du groupe, utilise même l'oxymore sordide "bombe propre" dans la mesure ou l'explosion n'entraine pas de retombées radioactives. De même, au cours de l'aventure, nombreuses sont les armes parmi les rares objets non archaïques dont disposent encore les survivants, du fusil de chasse au bazooka de l'armée. Ici, le progrès est critiqué dans sa potentialité destructrice.
« Dans la société de consommation, la denrée que l'homme consomme le plus, c'est l'optimisme. Depuis le temps que la planète était bourrée de tout ce qu'il fallait pour la détruire — et avec elle, au besoin, les planètes les plus proches —, on avait fini par dormir tranquille. Chose bizarre, l'excès même des armes terrifiantes et le nombre grandissant des nations qui les détenaient apparaissaient comme un facteur rassurant. De ce qu'aucune, depuis 1945, n'avait encore été utilisée, on augurait qu'on n'oserait et qu'il ne se passerait rien. On avait même trouvé un nom et l'apparence d'une haute stratégie à cette fausse sécurité où nous vivions. On l'appelait « l'équilibre de la terreur ».
Il faut bien le dire aussi : rien, absolument rien, dans les semaines qui précédèrent le jour J, ne l'avait laissé prévoir. Il y avait bien des guerres, des famines et des massacres. Et çà et là, des atrocités. Les unes flagrantes — chez les sous-développés, les autres plus cachées — chez les nations chrétiennes. Mais rien, en somme, que nous n'ayons déjà observé dans les trente années passées. Tout cela se situait d'ailleurs à une distance commode, chez les peuples lointains. On était ému, certes, on s'indignait, on signait des motions, il arrivait même qu'on donnât un peu d'argent. Mais en même temps, tout au fond de soi, après toutes ces souffrances vécues par procuration, on se rassurait. La mort, c'était toujours pour les autres.
Les mass media — j'ai conservé les derniers numéros du Monde et l'autre jour, je les ai relus — n'étaient pas alors particulièrement alarmantes. Ou elles l'étaient, mais à échéance lointaine. La pollution, par exemple. On prévoyait que, d'ici à quarante ans, elle mettrait la planète à deux doigts de l'abîme. Quarante ans ! Je crois rêver ! Que ne les avons-nous devant nous !
C'est un fait, je le dis sans ironie car elle serait par trop facile : journal, radio, télévision, aucun des grands organes d'information qui nous renseignaient si bien — en tout cas, si abondamment — ne pressentit en aucune façon et à aucun moment l'événement. Et quand il tomba sur le monde, ils ne purent même pas le commenter après coup : ils avaient disparu.
Il est possible, d'ailleurs, que l'événement ait été imprévisible. Terrifiante erreur de calcul d'un homme d'État à qui ses états-majors avaient fait croire qu'il détenait l'arme absolue ? Folie subite d'un responsable ou d'un exécutant, même à une échelle assez humble, donnant un ordre que personne, ensuite, ne peut plus rappeler ? Accident matériel entraînant par des réactions en chaîne des réponses automatiques, celles-ci en déclenchant d'autres des parties adverses, et ainsi de suite, jusqu'à l'anéantissement final ?
On peut multiplier les hypothèses. On ne saura jamais la vérité : les moyens de la connaître ont été anéantis.
La nuit commence ce jour de Pâques où l'Histoire cesse, faute d'objet : la civilisation dont elle racontait la marche a pris fin.»
Ainsi, après l’évènement, les survivants sont confrontés à un dilemme : faut-il à nouveau se lancer dans l’aventure scientifique, avec les risques destructeurs que l’on connait, ou accepter de vivre dans une société sans progrès ? Par instinct de survie, les habitants de Malevil optent pour la science, sans grande conviction.
« En plus de la petite bibliothèque de Malevil, nous avions celle du château de La Roque, particulièrement bien fournie en ouvrage scientifiques, M. Lormiaux étant un ancien de Polytechnique. Est-ce que, à partir de tout le savoir qui dormait là – et de nos très modestes connaissances personnelles – nous allions nous engager dans la recherche d’outils pour faciliter notre vie et d’armes pour la défendre ? Ou bien, connaissant trop, par l’affreuse expérience que nous en avions faite, les dangers de la technologie, allions-nous mettre hors la loi une fois pour toutes le progrès scientifique et la production des machines ?
Je crois que nous aurions choisi le deuxième membre de cette alternative si nous avions pu être assurés que d’autres groupes humains, survivant en France ou dans d’autres pays, n’iraient pas choisir le premier. Car, dans ce cas, il nous paraissait évident que ces groupes, détenant sur nous une écrasante supériorité technique, concevraient aussitôt le dessein de nous asservir.
On décida donc en faveur de la science, sans aucun optimisme, sans la moindre illusion, tous bien convaincu qu’elle était bonne en soi, mais qu’elle serait toujours mésusée. »
Mais la charge est plus vive encore lorsque l'auteur critique le type de société et de relations humaines qui découlent de ces progrès technologiques incessants. Le  progrès peut certes détruire les hommes et leur planète, mais il a surtout des effets aliénants sur ces derniers. Il altère en effet leur rapport à la nature, aux autres et au temps. De belles pages sont consacrées a la façon dont les survivants prennent soin de leurs bêtes, ces dernières étant leur unique richesse. Cette attention portée a la nature doit être comparée a la façon dont notre société moderne s'en est éloignée progressivement, et aux effets destructeurs de l'action humaine sur celle ci. Par ailleurs, l'auteur note que les relations humaines sont plus intenses lorsqu'elle sont libérées de la technique. En effet, les instruments modernes de communication, tels que le téléphone, ont-ils pour effet de rapprocher les personnes ou de les éloigner les uns des autres? Enfin, Merle analyse l'accélération du temps induite par le progrès. Avec la technique, tout va plus vite: par conséquent, l'explosion ralentit le temps et il faut désormais une demi journée de cheval pour se rendre au village voisin, à dix petites minutes en voiture. Cette accélération du temps n'accroit pas le temps libre des hommes et encore moins leur bonheur. Au contraire, semble-t-il. Le temps gagné est simplement réinvestit dans des activités nouvelles, dans une frénésie perpétuelle, qui donne l'impression à l'homme moderne de n'avoir jamais le temps. Le retour a un monde plus rustre, en ralentissant le temps, donne au groupe l'impression d'en profiter plus pleinement. Une vie plus confortable et aux activités plus nombreuses n'est pas nécessairement plus heureuse. 
« Nous sommes très occupés et pourtant, rien ne nous presse. Nous disposons de vastes loisirs. Le rythme de la vie est lent. Chose bizarre, bien que les journées aient le même nombre d'heures, elles nous paraissent infiniment plus longue. Au fond, toutes ces machines qui étaient supposées faciliter notre tâche, autos, téléphone, tracteur, tronçonneuse, broyeur de grain, scie circulaire, elles la facilitaient c'est vrai. Mais elles avaient aussi pour effet d'accélérer le temps. On voulait faire trop de choses trop vite. Les machines étaient toujours là , sur vos talons, à  vous presser.
Par exemple, avant, pour aller à  La Roque annoncer à  Fulbert que Catie et Thomas étaient mariés –  à  supposer que je n'aie pas voulu le faire par téléphone –  il m'aurait fallu neuf minutes et demie en auto, et encore à  cause des nombreux tournants. J'y suis allé à  cheval avec Colin, qui a tenu à  m'accompagner, sans aucun doute pour revoir Agnès, et il nous a fallu une bonne heure. Et là , mon message remis à  Fabrelâtre, Fulbert n'étant pas levé, il n'était pas question de repartir aussitôt, les chevaux, après leurs quinze kilomètres de route, avaient besoin d'un peu de repos. Au surplus, pour rentrer, ne voulant pas leur infliger le macadam, j'ai pris le raccourci forestier qui, du fait des cadavres d'arbres qui l'encombraient, nous a beaucoup retardés. Bref, partis le matin de bonne heure, nous sommes rentrés à  midi, fatigués mais assez contents, Colin d'avoir parlé à  Agnès, et moi d'avoir vu des pousses vertes, ça et là , émerger du sol et mêmes des arbres qui paraissaient morts.
Je remarque que nos mouvements aussi sont plus lents. Il se sont adaptés à  notre rythme de vie. On ne descend pas de cheval comme on sort d'un auto. Pas question de claquer la portière et de monter un escalier quatre à  quatre pour décrocher le téléphone qui sonne. Je démonte dès l'entrée, j'amène Amarante au pas dans son box, je la desselle, je la bichonne et j'attends qu'elle soit bien sèche pour lui permettre de boire. En tout, une bonne demi-heure.
Il est possible que, la médecine ayant disparu, la vie devienne plus brève. Mais si on vit plus lentement, si les jours et les années ne passent plus devant votre nez à  une vitesse effrayante, si on a le temps de vivre enfin, je me demande ce qu'on a perdu.
Même les rapports avec les gens se sont considérablement enrichis du fait de cette lenteur de notre vie. Et là , alors, si je compare ! Germain, mon pauvre Germain, qui mourut sous nos yeux le jour de l'évènement, bien qu'il ait été mon collaborateur le plus proche pendant des années je ne l'ai, pour ainsi dire, pas connu, ou ce qui est bien pire, je l'ai connu assez pour l'utiliser. Affreux, ce mot « utiliser », quand il s'agit d'un homme. Mais voilà , j'étais comme tout le monde, j'étais pressé. Toujours le téléphone, le courrier, l'auto, les ventes annuelles de chevaux de selle dans les grandes villes, la comptabilité, la paperasse, l'inspecteur des impôts... A vivre à  un tel rythme, les rapports humains disparaissent. »

De la société à la communauté 
Un deuxième renversement historique, vers une époque pré-moderne, concerne le type de relations unissant les hommes. L'explosion atomique provoque le basculement immédiat d'une société rurale relativement peuplée et différenciée vers une communauté composée d'une dizaine de membres seulement. Les premiers sociologues, de Durkheim a Weber en passant par Tönnies, avaient caractérisé la modernité comme une transition progressive de la communauté vers la société. Dans une communauté, les membres sont solidaires parce qu'ils se ressemblent et qu'ils ont des relations interpersonnelles fréquentes. Progressivement, dans une société, les liens se détendent, les individus se différencient et les relations humaines reposent davantage sur la logique de l'intérêt. Avant l'explosion, les membres de Malevil vivaient séparément, occupaient des professions différenciées et ne se rendaient visite qu'épisodiquement. Si une réelle amitié unissait Emmanuel a certains survivants – Colin, Meyssonnier ou Peyssou, la Menou et son fils Momo étaient engagés comme domestiques à Malevil. L'explosion détruit immédiatement cette forme de relations contractuelles. A présent, tous les membres sont égaux, les rôles sont peu différenciés et le groupe vit continuellement dans le même lieu. Les relations avec l'extérieur sont quasi nulles, mais les liens entre les membres de Malevil sont renforcés. Tous les membres du groupe suivent désormais un objectif commun : la survie. De même, le sociologue allemand Georg Simmel explique que plus une société se modernise et plus le nombres de cercles sociaux dans lesquels évoluent les individus sont nombreux. Ainsi, avant l'explosion, un homme comme Meyssonnier évoluait dans de multiples cercles sociaux : il avait une famille, des amis, un emploi, une activité politique intense - c'est en effet le communiste de la bande, etc. L'explosion détruit immédiatement tous ces cercles sociaux. Il n'en existe plus qu'un : Malevil !

Ici encore, ce retour vers une vie plus communautaire est analysé de manière ambivalente. Une certaine nostalgie semble frapper Robert Merle, qui regrette la chaleur humaine des sociétés primitives. La vie sociale lui paraissait plus simple, les relations humaines plus saines, intenses et solidaires. Avec la modernité, notre société serait devenue plus froide.  
« - Le marxisme se réfère à une société industrielle. Il est sans utilité dans un communisme agraire primitif.
Il s’arrête de marcher, me fait face et me regarde. Il paraît très impressionné par ce que je viens de dire. Et d’autant que j’ai parlé sans passion et comme si j’énoncais un fait.
-    C’est comme ça que tu définis notre petite société à Malevil ? Un communisme agraire primitif ?
-    Quoi d’autre ?
Il reprend, d’un air assez malheureux :
-    Mais ce communisme agraire primitif, ce n’est pas le vrai communisme ?
-    C’est pas à toi que je vais l’apprendre.
-    C’est une régression ?
-    Tu le sais bien.
C’est curieux. Bien que je ne sois pas marxiste, il a l’air de faire plus confiance à mon jugement qu’au sien. Et il parait très soulagé. S’il ne peut plus aspirer au vrai communisme, que du moins le conserve dans son esprit en tant que référence idéale. Je reprends :
-    C’est une régression, en ce sens que le savoir et la technologie ont été anéantis. L’existence est donc plus précaire, plus menacée. Cependant, ca ne veut pas dire qu’on soit plus malheureux. Bien au contraire.
Je regrette aussitôt d’avoir dit ça, parce que l’homme que j’ai devant moi, je m’en avise tout d’un coup, a perdu tous les siens deux mois plus tôt. Mais Meyssonnier n’a pas l’air de s’en souvenir, il n’a pas l’air non plus d’être choqué. Il me regarde en fait oui de la tête, lentement, sans dire un mot. Il a donc éprouvé, lui aussi, que depuis le jour de l’événement, l’amour de la vie s’est intensifié et les plaisirs sociaux sont plus vifs.
Je ne parle pas non plus. Je réfléchis. Les valeurs ont changé, c’est tout. Malevil, par exemple. Avant, Malevil était cette chose un peu artificielle : un château restauré. J’y vivais seul. J’en étais fier, et mi-vanité, mi-intérêt, je comptais l’ouvrir aux touristes. Malevil, aujourd’hui, c’est bien autre chose. C’est une tribu – avec des terres, des troupeaux, des réserves de foin et de grain, des compagnons unis comme les doigts de la main, et des femmes qui nous porteront des enfants. C’est aussi notre repaire, notre tanière, notre nid d’aigle. Ses murs nous protègent et nous savons que nous serons enterrés dans ses murs. »
Dans cette communauté restreinte, la propriété privée n'existe plus. Le domaine de Malevil, ses biens et ses bêtes, qui appartenaient auparavant à Emmanuel, sont désormais ceux de l'ensemble des habitants. Dans ces conditions, l'enrichissement personnel n'est plus un but en soi et les survivants travaillent uniquement pour assurer la survie collective. Lorsque Meyssonnier discute avec Emmanuel du type de régime économique en vigueur a Malevil, ce dernier parle de "communisme agraire primitif".
« - Personne t’empêche de leur donner ta vache, dit Meyssonnier avec dérision.
Je n’aime pas ça. Attention. Le mien et le tien me paraissent des notions bien dangereuses. J’interviens.
-    Je ne suis pas d’accord avec cette façon de s’exprimer. Il n’y a pas ici la vache de la Menou, ni la vache de l’Etang, ni les chevaux d’Emmanuel. Il y a les bêtes de Malevil, c’est tout. Et les bêtes de Malevil, elles appartiennent à Malevil, c'est-à-dire à nous tous. S’il y a quelqu’un qui pense autrement, il n’a qu’à reprendre sa ou ses bêtes et à s’en aller. »
De même, dans cette communauté, la division sociale du travail est faible et la monnaie devient donc inutile. En effet, à l'intérieur de Malevil, comme il n'y a plus de propriété privée, il n'y a plus besoin d'échanger et les échanges avec l'extérieur se font par un système de troc. Veaux contre chevaux, armes contre sucre, etc.  Ainsi, l'or et l'argent retrouvent leur dimension de métaux tout aussi beaux qu'inutiles. Dans le passage suivant, Emmanuel se moque d'Armand qui a accepté d'échanger deux belles selles de chevaux contre une chevalière en or. 
« Mon œil tombant sur les rênes, s’étonne de voir ma main sans chevalière. La scène dans le box me revient. Quel idiot, cet Armand ! Autant lui donner un caillou ! Comme si l’or, deux mois après le jour de l’événement, avait de la valeur ! On n’en est plus là, où si l’on préfère, on n’en est pas encore là. Nous avons régressé à un stade beaucoup plus primitif que le métal précieux : au troc. L’âge des bijoux et de la monnaie est loin, très loin encore devant nous : nos petits-fils le connaitront peut-être. Pas nous. »
A Malevil, cette absence de propriété privée qui fait consensus a propos des biens est davantage débattue sur la question des femmes. A l'origine, le groupe des survivants est exclusivement masculin, à l'exception de la Menou, trop âgée pour être une partenaire sexuelle. Lorsque Miette, une belle jeune femme, arrive au domaine de Malevil, une interrogation agite les survivants : qui aura le privilège d'être son partenaire? Les hommes débattent froidement de la règle d'alliance a suivre. Si, pour des raisons morales, la majorité choisi la monogamie, Emmanuel, pour des raisons pratiques, milite pour la polyandrie. Il explique que la structure déséquilibrée du groupe – six hommes pour une femme – ne manquerait pas d'entraîner des tensions si un seul homme s'accaparait Miette. Il prend l'exemple d'autres peuples primitifs qui pratiquent la polygamie dans des conditions objectives similaires. A travers ce débat, Robert Merle met en Lumière le décalage entre la mentalité – moderne – des survivants, et les conditions objectives – primitives – de la société ou ils vivent désormais.
« - Miette ne doit pas être, à mon avis, la propriété exclusive de qui que ce soit. En fait, Miette n’est pas une propriété du tout. Miette s’appartient. Miette a les rapports qu’elle veut avec qui elle veut et quand elle veut. Etes-vous d’accord ?
Un long silence. Personne ne dit mot et personne même ne me regarde. L’institution de la monogamie est tellement implantée en eux, et commande dans leur esprit tant de reflexes, de souvenirs et de sentiments qu’ils ne peuvent accepter, ni même concevoir, un système qui l’exclue.
-    Il y a deux possibilités, dit Thomas.
Ah ! Celui-là , je l’attendais !
-    Ou bien Miette choisira l’un d’entre nous à l’exclusion de tout autre…
Je le coupe.
-    Je dis tout de suite que je n’accepterai pas cette situation, même si j’en suis le bénéficiaire. Et si quelqu’un d’autre en est le bénéficiaire, je lui refuserai toute exclusivité.
-    Tu permets ? dit Thomas. Je n’ai pas fini.
-    Mais finis, Thomas, dis-je aimablement. Je t’ai interrompu, mais je ne t’empêche pas de parler.
-    Encore heureux, dit Thomas.
Je souris à la ronde sans dire un mot. Ce procédé me réussissait toujours du temps du Cercle, et je constate qu’il me réussit encore : mon contradicteur est discrédité par ma patience et sa propre susceptibilité.
-    Second terme de l’alternative, dit Thomas, mais il est visible que je lui ai coupé un peu son élan. Miette couche avec tout le monde et c’est tout à fait immoral.
-    Immoral ? dis-je. En quoi est-ce immoral ?
-    C’est évident, dit Thomas.
-    Ce n’est pas évident du tout. Je ne vais pas accepter une idée de curé pour une évidence.
Attribuer à Thomas une « idée de curé » ! Je savoure au passage cette petite vacherie. Mais sur la question en débat, il a l’air à la fois si assuré et si peu mûr, ce gentil Thomas.
-    Ce n’est pas une idée de curé, dit Thomas avec un ton rageur qui lui fait le plus grand tort. Tu ne diras pas le contraire : une fille qui couche avec tout le monde, c’est une putain.
-     Erreur, dis-je. Une putain, c’est une fille qui couche pour de l’argent. C’est l’argent qui rend la chose immorale. Et non pas le nombre des partenaires. Des femmes qui couchent avec tout le monde, tu en trouveras partout. Même à Malejac. Et personne ne les méprise.
Silence. Un ange passe. Nous pensons tous à l’Adélaïde. A part Meyssonnier, fiancé en son âge le plus tendre à sa Mathilde, l’Adélaïde nous a tous aidés à dépasser notre adolescence. Nous lui en gardons de la gratitude. Et je suis bien sûr que Meyssonnier lui-même, tout vertueux qu’il soit, doit nourrir quelques regrets.
Thomas a dû sentir que je m’appuie sur la force des souvenirs communs, car il se tait. Et je reprends, presque sûr maintenant d’avoir gain de cause.
-    Ce n’est pas une question de morale, mais d’adaptation aux circonstances. En Inde, Thomas, tu as une caste où cinq frères, par exemple, s’associent pour épouser une seule femme. Les frères de l’épouse unique forment une famille permanente, qui élève des enfants sans se demander de qui ils sont. Ils font cela parce qu’entretenir chacun une femme serait très au-dessus de leurs moyens. Mais s’ils ont ce genre d’organisation du fait de leur extrême pauvreté, nous, elle nous est imposée, me semble-t-il, par la nécessité, Miette étant la seule femme, ici, en âge de procréer.
Silence. Thomas, qui se sent battu, je crois, a renoncé à discuter, et les autres ne paraissent pas disposer à parler. Comme il faut, quand même, qu’ils se prononcent, je les regarde d’un air interrogatif et je dis :
-    Alors ?
-    Je n’aimerais pas ça, dit Peyssou.
-    Quoi, ça ?
-    Ton système, là-bas, dans l’Inde.
-    Ce n’est pas une question d’aimer, c’est une nécessité.
-    Quand même, dit Peyssou, partager une femme à plusieurs, moi, je dis non.
Un silence.
-    Je suis de son avis, dit Colin.
-    Moi aussi, dit Meyssonnier.
-    Moi aussi, dit Thomas avec un sourire exaspérant.
Je regarde le feu. Il vient de m’arriver quelque chose de stupéfiant : je suis mis en minorité ! Je suis battu ! Depuis que j’ai pris, si je puis dire, la tête de la direction collégiale du Cercle, à douze ans, c’est la première fois. Et bien que je reconnaisse que c’est là chez moi un sentiment puéril, je suis très mortifié. En même temps, je voudrais ne pas le paraître, et comme si de rien n’était, reprendre la parole, enchainer, passer à l’ordre du jour. Je n’y arrive pas. J’ai la gorge serrée. Mon esprit est un blanc total. Non seulement je suis battu, mais mon silence me fait perdre la face.
Celui qui me sauve et certes, sans le vouloir, c’est Thomas.
-    Eh bien, tu vois, dit-il sans aucune élégance. La monogamie l’emporte.
Mais il est vrai que je l’ai, à l’instant, un peu bousculé. Il doit avoir sur le cœur l’ « idée de curé ».
La remarque de Thomas est accueillie avec froideur. Je regarde mes compagnons. Ils sont rouges, mal à l’aise et au moins aussi gênés que moi par mon échec. Surtout, me dira plus tard Colin, après une journée que tu nous avais rendu tant de services.
Leur confusion me réconforte.
-    Je suis tout prêt, dis-je, à considérer votre avis comme un vote et à m’incliner. Encore faut-il bien comprendre ce que ce vote signifie. Est-ce qu’il veut dire qu’on va forcer Miette à faire un choix d’un seul partenaire et s’y tenir ?
-    Non, dit Meyssonnier. Pas du tout. On la forcera pas. Mais si elle s’en tient à un seul mari, on va rien faire pour l’en détourner.
Bien. Voilà qui est clair. Et claire aussi, la différence stylistique. J’ai dit « partenaire » et il a dit « mari ». J’ai envie de faire remarquer au communiste Meyssonnier qu’il a une conception petite-bourgeoise du mariage. Stoïque, je m’en abstiens. Je regarde les trois autres.
-    C’est bien ça ?
C’est bien ça. Respectons l’hymen. Pas d’adultère, même consenti. Morale conventionnelle pas morte. A mon avis, ce respectable système ne peut absolument pas fonctionner dans une communauté de six hommes ayant reçu en partage une femme unique. Mais on ne peut pas avoir raison contre tous. La position de mes compagnons me parait maximaliste et insensée : rester célibataire jusqu’à la fin de ses jours, plutôt que de ne pas avoir une femme à soi seul. Il est vrai que chacun espère sans doute être l’élu.
 Je me tais. Je suis inquiet pour l’avenir. J’ai peur des frustrations, des jalousies, peut-être même des envies de meurtre. »
Cependant, lors d’une discussion où il explique à une future habitante de Malevil la polygamie qui y est pratiquée, Emmanuel donne une explication plus fondamentale à ce choix. Selon lui, le couple aurait tendance à affaiblir les liens forts qui unissent les membres de la communauté. Emmanuel craint que la cellule familiale provoque un repli sur la sphère privée, qui aboutirait à une destruction de la vie communautaire.
« - Il y a aujourd’hui huit hommes à Malevil, et deux femmes. Trois, si tu viens. Est-ce qu’un homme peut se permettre d’en accaparer une pour lui seul ? Et s’il le fait, que vont penser les autres ?
-    Et le sentiment, alors, qu’est-ce que tu en fais ? dit Agnès, avec une vivacité très proche de l’indignation.
Le sentiment. Certes, sa position est forte. Je sens derrière elle des siècles d’amour courtois et d’amour romantique. Je la regarde.
-    Tu ne me comprends pas, Agnès. Personne ne t’obligera jamais à faire ce que tu n’as pas envie de faire. Tu seras absolument libre de tes choix.
-    Mes choix ! dit Agnès.
C’est un cri. Elle met tout un monde de reproches dans ce pluriel et pas que des reproches, car elle n’a jamais été si près d’une déclaration d’amour. Voilà qui me remue au point qu’emporté par le flux de son émotion, je suis tout près de lui céder. Je ne la regarde pas. Je reste silencieux. Je récupère. Il me faut un bon moment pour passer par-dessus ce « mes ». Mais je vois trop que ce n’est pas la bonne voie et qu’un couple durable à Malevil serait vite incompatible avec la vie communautaire. De ce point de vue, la disproportion du nombre d’hommes et de femmes sur laquelle j’aime m’appuyer dans la discussion, n’est pas, cependant, l’essentiel. En réalité, il faut choisir : la cellule familiale ou une communauté non possessive. »
Un des points négatifs de ce roman se situe d'ailleurs dans le rapport aux femmes et a leur place dans la communauté. Les rôles sexuels sont fortement différenciés. Les hommes ont le pouvoir et réalisent les taches prestigieuses ; au contraire, les femmes ne sont vues que comme des mères ou des partenaires sexuelles éventuelles. Les personnages féminins passent leur temps a faire la cour, l'amour ou la vaisselle. Elles ne parlent que pour séduire les hommes ou se livrer a des commérages. Elles n'ont pas voix au chapitre concernant la vie du groupe. D'ailleurs, la jeune et jolie Miette est muette. Alors que cette impression désagréable s'accroit au fil des pages, on ne comprend pas bien si Merle décrit la difficile situation des femmes dans une société pré-moderne ou s'il laisse simplement exprimer un sexisme inconscient et encore très présent dans une société moderne. 


Retour vers une société sans État
Un troisième retournement historique causé par l'explosion place les survivants dans une société sans Etat. En effet, après la tragédie, il n'existe plus de gouvernement, de maire, de policiers ou de quelconque forme de pouvoir légitime et reconnu par tous.
L’absence de gouvernement permet ainsi une réflexion sur la question de l’autorité et sur la manière dont sont prises les décisions dans la communauté. Qui décide et peut imposer aux autres de faire ce qu’ils n’ont pas envie de faire ? Deux régimes politiques opposés sont décrits dans le roman. Le premier, celui des habitants du village voisin de La Roque, est un régime autoritaire théocratique. Les décisions importantes sont prises arbitrairement par une seule personne, le curé Fulbert le Naud qui tire sa légitimité de sa fonction religieuse. Il impose au village les lois à respecter, fait régner la terreur parmi les villageois, contrôle leurs faits et gestes par l’intermédiaire de la confession et rationne les vivres en fonction du degré d’adhésion de chacun.
« -  Remarque,  il  faut  être  juste.  Fulbert,  au  début,  il  a  été  utile.  C’est  lui  qui  nous  a  fait enterrer les morts. En un sens, il nous a même redonné courage. C’est peu à peu qu’avec Armand, il s’est mis à serrer la vis.
-    Et vous avez pas réagi ?
-    Quand on a voulu réagir, c’était  trop tard. C’est plutôt qu’au début, on s’est pas assez méfié. Il a une langue d’or, Fulbert. Il nous a dit : l’épicerie, il faut transporter tous les stocks au château,  pour  éviter  le  pillage,  vu  que  les  propriétaires  sont  morts.  Bon,  ça  paraissait raisonnable et on l’a fait. Même raisonnement pour la charcuterie. Après, Il nous a dit : faut pas garder les fusils. Les gens vont finir par s’entre-tuer. Il faut les stocker aussi au château. Bon, ça aussi, c’était pas idiot. Et quel sens, ça avait de garder les fusils, puisqu’il y avait plus de gibier ? Et un beau jour, tu vois, on s’est aperçu que le château, il avait tout : les fourrages, les grains, les chevaux, les cochons, la charcutaille, l’épicerie et les fusils. Je parle même pas de la vache que tu nous as amenée. Et voilà. C’est le château qui, chaque jour, distribue les rations aux gens.  Et les rations varient d’un gars à l’autre, tu me comprends ? Et aussi, d’un jour  à  l’autre,  d’après  la  faveur  du  patron.  C’est  comme  ça  qu’il  nous  tient,  Fulbert. Par les rations. »
La religion occupe une place importante dans le roman. Merle la considère comme une institution essentielle de la vie en société, dans la mesure où elle favorise la cohésion sociale.  La croyance religieuse est un ciment social car elle donne des obligations morales à chacun, définit un univers de croyances partagées par tous et assure la communion du groupe. Mais, à travers l’exemple de La Roque, Merle s’oppose à l’inclinaison des instances religieuses à vouloir contrôler la vie des croyants. Emmanuel Comte souhaite que la communauté vive dans une forme de spiritualité religieuse sans que les croyants soient surveillés par la confession et punis par le prêtre. 
« - Tu peux dire que tu vas faire plaisir aux gens de La Roque, avec ton numéro, Emmanuel ! Ce qui nous tue, ici, c’est pas que l’injustice. C’est l’ennui. On a rien à foutre. Encore moi, je travaille un peu à mon métier. Enfin, tant que j’aurais du cuir. Mais les autres ? Pimont, Lanouaille, Fabrelâtre ? Et les cultivateurs qui pourront pas semer avant octobre ? Et pas de radio, pas de télé, pas même un tourne-disques. Au début, les gens ils allaient à l’église rien que pour être ensemble et que quelqu’un leur parle. Fulbert, les premiers jours, il a remplacé la télé. »
A Malevil, les décisions importantes sont prises démocratiquement, à la majorité des votants. Dès qu’un choix doit être effectué, un débat contradictoire est organisé en assemblée générale, puis les membres votent. Ce fonctionnement démocratique est au fondement du consensus qui règne dans la communauté. Pourtant, cette ambition démocratique connait deux limites importantes. D’abord, c’est une démocratie largement phallocrate. Les femmes sont systématiquement exclues du processus de décision, elles ne donnent pas leur avis lors des conseils et ne votent pas. Drôle de démocratie, pour un roman écrit en 1972. Mais surtout, derrière ce principe démocratique, les habitants de Malevil vivent sous la domination constante d’Emmanuel. Aussi cynique et calculateur que charismatique – ce qui rend le narrateur largement antipathique et gâche parfois le plaisir de la lecture, Emmanuel pèse lourdement sur les assemblées et impose facilement ses vues à ses amis. Il n’est mis en minorité que lors de deux votes : la première fois, c’est un camouflet qu’il digère difficilement ; la seconde, il convainc ses concitoyens de revoter pour inverser le résultat du vote. Les autres habitants de Malevil ne sont pas dupes et acceptent cette domination douce, car ils savent Emmanuel bienveillant et exclusivement préoccupé par la survie du groupe. Ils amplifient encore cette personnalisation du pouvoir en le désignant chef militaire et abbé de Malevil. Après la mort d’Emmanuel, Thomas annote son journal de bord, et livre une réflexion sur la personnalisation du pouvoir à Malevil.
« L’assemblée qu’Emmanuel a décrite dans ce chapitre ne fut pas seulement importante parce qu’elle marqua notre passage de la « morale dure », mieux adaptée à notre « nouvelle époque », elle fit aussi d’Emmanuel notre chef militaire « en cas d’urgence et de danger ». Et comme ces cas se multiplièrent dans les mois qui suivirent, Emmanuel, qui était déjà abbé de Malevil, rassembla, en fin de compte, dans ses mains tous les pouvoirs, spirituels et temporels, de la communauté.
S’agit-il là d’une « seigneurisation » d’Emmanuel ? et d’un simple retour au passé féodal ? Je ne le crois pas. A mon avis, l’esprit dans lequel la communauté de Malevil considère ses rapports internes est entièrement moderne. Et moderne aussi, le souci constant d’Emmanuel de ne rien entreprendre sans être d’abord certain de notre adhésion. »
Cette concentration du pouvoir entre les mains d’une seule personne pose largement problème lorsque le chef charismatique ne peut plus assurer son rôle. La succession est difficile, car la légitimité du pouvoir ne reposait que sur le charisme d’Emmanuel. La tentation autoritaire se renforce.
« Après l’enterrement, l’assemblée de Malevil voulut me nommer chef militaire et élire Colin abbé de Malevil. Je refusai. J’arguai de l’hostilité d’Emmanuel à la séparation du spirituel et du temporel. On me proposa alors d’assumer aussi à Malevil les fonctions ecclésiastiques. Derechef, je refusai. Comme me l’avait reproché Emmanuel de son vivant, j’étais encore trop mesquinement attaché à mes opinions personnelles.
Ce fut de ma part une énorme faute. Car Colin reçut alors de nos mains les deux pouvoirs.
Colin, du temps d’Emmanuel, était fin, gentil, serviable et gai. Mais il était tout cela parce qu’il baignait dans l’affection d’Emmanuel qui l’avait toujours protégé. Emmanuel mort, Colin se prit pour un autre Emmanuel. Et n’ayant ni son autorité, ni ses dons de persuasion, il devint tyrannique sans être pour autant plus respecté. Quand je pense que j’avais redouté la « seigneurisation » d’Emmanuel ! Mais Emmanuel était l’ange même de la démocratie, comparé à son successeur ! A peine élu, Colin cessa de réunir l’assemblée et gouverna en autocrate. »
En l’absence d’Etat, les quelques groupes de survivants évoluent dans un vide juridique et policier, dans une forme d'anarchie. Dans ces conditions, les rescapés se livrent a une guerre violente pour la survie. Les habitants de Malevil doivent donc s'organiser pour éviter le pillage de leurs richesses par les bandes ennemies. Meyssonnier parle d'un retour au Moyen-âge pour décrire cette situation. On sait que certains philosophes, notamment Hobbes, avaient expliqué que seul un Etat fort, titulaire du monopole de la violence légitime, pourrait éviter que la lutte pour la survie ne dégénère en guerre de tous contre tous. Or, tant que l'État ne protège pas les citoyens, ils sont contraints a se défendre eux-mêmes et a vivre dans l'insécurité civile totale. 
« Je m’avise tout d’un coup d’une chose : ce que nous sommes tous en train de faire à Malevil, et vite, très vite, c’est apprendre l’art de la guerre. L’évidence est aveuglante : il n’y a plus d’Etat tutélaire. L’ordre, c’est nos fusils. Et pas seulement nos fusils : nos ruses. Nous qui à Pacques, n’avions que le paisible souci de gagner les élections de Malejac, nous sommes en train de nous inculquer, une à une, les lois implacables des tribus guerrières primitives. »
 Merle conclu le roman par une charge pessimiste sur l’homme, cet animal doté de raison, pourtant incapable de s’élever malgré le progrès.
 « - Tu comprends, reprend-il, sur la route, après l'embuscade, quand tu m'as quitté pour aller chercher les autres à  Malevil, je suis resté un bon moment au milieu des cadavres et je roulais pas des pensées bien gaies.
-    Quelles pensées ?
-    Et bien, par exemple, ce Feyrac qu'on a dû achever... Une supposition que ce soit l'un de nous qui écope une blessure grave. Qu'est-ce qu'on fait ? Sans médecin, sans médicaments, sans bloc opératoire. Ca serait moche de le laisser crever sans l'aider.
Je me tais.
J'y ai pensé. Thomas aussi, je le vois à  son air. Meyssonnier reprend :
-    On est en plein Moyen-âge.
Je secoue la tête.
-    Non. Pas tout à  fait. Il y a une analogie de situation, c'est vrai, au Moyen-âge on a connu des moments comme ceux-ci. Mais tu oublies une chose. Notre niveau de connaissances est infiniment supérieur, je parle même pas de la somme considérable de savoir enfermé dans ma bibliothèque de Malevil. Ca, ça reste. Et c'est très important vois-tu. Parce qu'un jour, ça va nous permettre de tout reconstruire.
-    Mais quand ? dit Thomas avec dégoût. Pour l'instant, nous passons notre vie à  essayer de survivre. Les pillards, la famine. Demain les épidémies. Meyssonnier a raison, nous sommes revenus au temps de Jeanne d'Arc.
-    Mais non, dis-je avec vivacité. Comment un matheux comme toi peut-il faire une erreur pareille ? Mentalement, nous sommes beaucoup mieux équipés que les hommes du temps de Jeanne d'Arc. Il ne nous faudra pas des siècles pour retrouver notre niveau technologique.
-    Et tout recommencer ? dit Meyssonnier en levant les sourcils d'un air de doute.
Il me regarde. Il parpalège. Et moi, je suis saisi par sa question. Parce que c'est lui - l'homme de progrès - qui la pose. Et parce que je vois fort bien ce qu'il aperçoit dans l'avenir au bout de ce recommencement. »

vendredi 16 juillet 2010

Arthur Miller - Mort d'un commis voyageur

Arthur Miller - Mort d'un commis voyageur, Robert Laffont (1949)

Mort d’un commis voyageur ; autopsie du rêve américain. Dans cette pièce en deux actes, publiée en 1949, Arthur Miller dresse un portrait désabusé de l’american way of life. A travers la descente aux enfers du représentant de commerce Willy Loman, Miller écorne les valeurs fondamentales de la société américaine – ambition, réussite individuelle, système marchand, concurrence et capitalisme. Proche de son dernier voyage, Willy Loman s’interroge sur le sens de la vie. Le rêve de réussite individuelle sur laquelle il a bâti sa propre vie et celle de ses enfants n’est-il qu’un miroir aux alouettes ?

Vendre des blocs de glace à des esquimaux 
Willy Loman, la soixantaine, est un commis voyageur. Représentant de commerce. Ce qu’il vend, on ne le saura guère – indice de l’inutilité sociale de ce métier. Miller utilise ici la figure du commis voyageur pour illustrer l’absurdité fondamentale du système capitaliste. L’objectif final n’est pas de répondre à des besoins sociaux préexistants, mais d’en créer de nouveaux dans la population. Le but étant de produire toujours plus, il faut réussir à vendre pour écouler la production. Ainsi, le commis voyageur arpente les routes pour vendre des produits à des populations qui n’en ont pas – encore – ressenti le besoin. Aujourd’hui supplanté par la publicité ou le marketing, le commis voyageur met à nu la logique même du système marchand.

Le métier de commis voyageur permet également de mettre en lumière le caractère méritocratique du rêve américain. Parti de rien, n’importe qui peut faire fortune dans cette profession. La réussite individuelle est à portée de main, à condition de disposer de suffisamment de bagou et de personnalité. Ainsi, le représentant qui réussit peut gravir les échelons de la hiérarchie sociale, s’enrichir et participer pleinement à la société de consommation. Willy Loman est un de ces millions de travailleurs américains à croire fermement en sa bonne étoile. Son ascension sociale est proche ; même si, aujourd’hui, la voiture est vieille et abimée, achetée à crédit et les traites difficiles à payer. L’important est d’y croire.

« Quand le rêve brisé du vieux devient le pire cauchemar du jeune rêveur »
Le ressort tragique de la pièce repose sur le déclassement, la chute sociale. Dans la famille Loman, le déclassement est double : celui du père, Willy, dont la situation professionnelle se dégrade jusqu’au licenciement ; celui du fils, Biff, qui n’arrive pas à atteindre le statut social de son père et qui alterne entre petits boulots et chômage.

Willy Loman est un homme épuisé. Broyé, non pas par l’âge. Abimé, non pas par les maladies. Mais usé jusqu’à la moelle par son travail, ses trajets incessants sur les routes, ses nuits dans des hôtels poisseux. Plusieurs éléments dévoilent son intense fatigue psychique. En pleine conversation, il perd le fil et se met à discuter avec des fantômes surgis du passé – ceci constitue d’ailleurs une des belles trouvailles formelles de cette pièce, la coexistence du présent et du passé à travers les songes de Willy. De même, au volant de sa voiture, il perd souvent sa concentration, s’égare et provoque des accidents. Willy Loman arrive à un moment de sa vie où il ne sait plus où il va.
« LINDA
Tu n’es pas malade ?
WILLY
Mort de fatigue. Je n’en peux plus, voilà ! Je n’en peux plus, Linda. »
Professionnellement, Willy vit une descente aux enfers. Willy a longtemps été un commis voyageur satisfaisant, capable de nourrir sa famille – même s’il a tendance à enjoliver sa situation lorsqu’il en parle à sa famille. Pourtant, avec l’âge, ses clients le boudent et se moquent de lui. Son employeur ne lui accorde plus sa confiance. Il lui enlève son salaire fixe et ne le rémunère qu’à la commission. Puis, lorsque Willy, fatigué des déplacements incessants, demande un poste à New York, son patron le met à la porte. Sans une hésitation. Après trente-quatre ans de services.
« HOWARD
J’ai des tas de gens à voir…
WILLY
Je vous parle de votre père. Et des promesses que nous avons échangées par-dessus ce même bureau. Ne me dites pas que vous avez des tas de gens à voir… J’ai passé trente-quatre ans dans cette maison, Howard, et voilà que je n’arrive même plus à payer mes primes d’assurances ? Un homme n’est pas un fruit, tout de même, où on mange l’intérieur et dont on jette la peau… ? »
Dans un pays où la réussite individuelle se mesure exclusivement par le travail, la vie de Willy Loman est assurément un échec. Son rêve de devenir un représentant de commerce respecté, entouré de nombreux amis parmi les clients et les collègues, est brisé. Plutôt que de vivre plus longtemps cette déchéance, Willy Loman mettra un terme à sa vie. Mort d’un commis voyageur. Ultime humiliation, à son enterrement, personne ne viendra.
« HAPPY
Je te défends de dire qu’il est fou.
BIFF
Il n’a aucun caractère, voilà le drame. Tu crois que Charley se conduirait comme ça… dans sa maison, qu’il vomirait dans tous les coins les petites ordures qu’il a dans la tête ?
HAPPY
Charley n’a jamais eu les mêmes ennuis que lui non plus.
BIFF
Il y a des gens qui ont des ennuis plus graves que ceux de Willy Loman, crois-moi ! J’en connais.
LINDA
Alors, prends Charley pour père, Biff, si tu peux. Si tu y arrives. Je ne dis pas que Willy Loman est un homme important. Il n’a jamais gagné beaucoup d’argent, son nom n’a jamais été en première page des journaux du soir. Il n’est pas l’être le plus extraordinaire qui ait jamais vécu. Il est un être humain, voilà tout. Il n’y a pas de raisons pour qu’on n’essaie pas un peu de l’aider. Tu l’as traité de fou…
BIFF
Mais je ne voulais pas.
LINDA
Il y a pas mal de gens qui pensent qu’il a perdu…l’équilibre… mais il ne faut pas être très malin pour comprendre la vérité. La vérité, c’est que c’est un homme épuisé. Voilà.
HAPPY
Absolument.
LINDA
Un homme sans importance a le droit d’être épuisé comme les autres, comme ceux qui bouleversent la face du monde d’un seul de leurs gestes. Voilà trente-six an qu’il travaille pour la même compagnie… trente-six ans en mars prochain… et, maintenant que le voilà vieux, on lui enlève son fixe. »
Willy Loman rêve également de gloire pour son fils ainé, Biff. Il rêve d’ascension sociale, bien sûr. D’abord d’une ascension par le sport, mais Biff n’a pas les notes suffisantes en mathématiques pour accéder à l’Université. Puis d’une ascension par le commerce, mais, là encore, ses rêves sont brisés car Biff ne comprend rien au monde des affaires. Biff Loman connaît également un déclassement honteux. Biff n’égale pas la position sociale de son père dans une société où la mobilité sociale ascendante est l’objectif ultime. Après son échec scolaire, il enchaîne les périodes de petits emplois et de chômage. Il a même passé quelques mois en prison. Face à ces épreuves, Biff opte pour une autre issue que son père. Plutôt que le suicide, l’exil. Exil géographique d’abord, en quittant New York. Exil idéologique surtout, avec un refus des valeurs de concurrence et de réussite individuelle. Biff veut s’échapper du monde qui a brisé sa famille.
« LINDA
Tu as l’intention de rester à la maison, cette fois-ci ?
BIFF
Je ne sais pas encore. J’ai envie de prendre le vent… de voir un peu comment ça tourne.
LINDA
Biff.. on ne peut pas, toute sa vie, attendre de voir comment ça tourne.
BIFF
Je ne peux pas me fixer, maman. Je ne peux pas arriver à me fixer.
LINDA
Mais les hommes ne sont pas des oiseaux, Biff, qui vont et viennent avec le printemps. »

« On ne veut pas être des gagnants, mais on n’acceptera jamais d’être des perdants »
Alors que son château de cartes s’écroule, Willy s’interroge sur son mode de vie. Ses certitudes s’ébranlent, sa vision du monde évolue. Inconsciemment, il hésite entre l’acceptation du système marchand et le refus de celui-ci. Pour de nombreux personnages de la pièce, le mode de vie américain constitue le meilleur des mondes ; c’est le cas du second fils Happy, du voisin Charley et de son fils Bernard et d’Howard le patron de Willy. En un sens, ces personnages sont les gagnants du rêve américain ; ils ont réussi. A l’opposé, Biff représente la contestation du modèle marchand. Il ne peut pas s’adapter à ce monde dans lequel il n’accepte ni les normes ni les valeurs dominantes. Willy Loman oscille entre ces deux visions antagonistes du monde. Avec ce tiraillement interne, Arthur Miller pose une question simple : que signifie réussir sa vie ?

A travers les personnages en conformité avec le mode de vie marchand, Arthur Miller peint les valeurs dominantes aux Etats-Unis dans les années cinquante. Ces personnages acceptent un système qui repose sur la concurrence, l’ambition et l’argent. Dans ce monde, la réussite individuelle se mesure avant tout par le statut professionnel. Ainsi, Charley et Howard sont patrons, Bernard est diplômé et à un « bon » emploi. A un autre niveau, le personnage du fils Happy illustre ce mode de vie marchand, dans son rapport aux filles. Son objectif ultime est d’enchainer les conquêtes. Dans la société de consommation, tout est destiné à être jeté et remplacé, y compris les conjoints. Souvent, Willy Loman se conforme à ce mode de vie. Les déboires qu’il connait avec sa voiture ou ses produits ménagers attestent de sa participation à la société de consommation. Par ailleurs, Willy inculque à ses enfants les valeurs sportives telles que la compétition, le travail sans relâche et la réussite individuelle. Le sport, comme version euphémisée de la compétition économique. Au-delà du sport, il souhaite que ses enfants réussissent, qu’ils atteignent la position sociale la plus élevée possible.
« WILLY
Oh ! mes enfants, vous vous donneriez un peu de mal… vous pourriez mettre le monde entier sur le cul… le monde entier. »
Happy, le fils cadet, a quelque peu hésité entre acceptation et refus du système marchand. A la fin de la pièce, il a choisi. Il poursuivra le combat, les rêves de gloire de son père. Pour réussir sa vie, il faut être en avant des autres.
 « BIFF
Pourquoi ne veux-tu pas partir avec moi, toi ?
HAPPY
Parce que moi… je ne me laisse pas abattre aussi facilement, parce que moi, je reste dans cette ville de merde… et que je vais leur montrer qui je suis… Les frères Loman !
BIFF
Moi, je me suis regardé en face, tu vois…
HAPPY
Parfait. Seulement, moi, j’ai envie de te prouver et de prouver à tout le monde que Willy Loman n’est pas mort pour rien et que les rêves qu’il faisait étaient de bons rêves. Que ce sont même les seuls rêves qu’un homme puisse faire ! Il faut être le premier, il faut être en avant des autres. Voila pourquoi il s’est battu. Et moi, je vais réussir… pour lui. »
Comme on le voit dans cet extrait, Biff se situe à l’opposé de cette vision du monde comme une compétition généralisée. Il a peu d’ambition, ne souhaite pas se hisser au-dessus de ses semblables. Pour lui, réussir sa vie, c’est vivre en harmonie avec ses proches, avec la nature, avec soi-même. Travailler dans une ferme par exemple.
« HAPPY
Est-ce que tu as de l’avenir là-bas ?
BIFF
Je ne sais pas ce que ça veut dire, l’avenir, Happy. Je ne sais pas moi-même ce que je veux, alors…
HAPPY
Je ne comprends pas…
BIFF
Tu vas comprendre. Depuis le collège, depuis six ou sept ans, j’ai essayé de me fabriquer un avenir. Expéditionnaire… commis voyageur… toutes sortes de bricoles. Tout cela est médiocre : le métro, le matin quand il fait beau dehors. Foutre toute une vie en l’air à faire des relevés, ou à téléphoner, ou à vendre, ou à acheter… En souffrir pendant cinquante semaines en pensant a deux malheureuses semaines de congé… Alors que tout ce qu’on désire vraiment, c’est d’être en plein air, et de tomber la veste… Et toujours d’être obligé d’enfoncer l’adversaire… C’est comme ça qu’on se fait un avenir, n’est-ce pas ?
HAPPY
Mais tu te plais au moins dans ta ferme ? Tu aimes ce genre de vie ?
BIFF
Happy… j’ai fait vingt ou trente métiers différents depuis que j’ai quitté la maison. Ca finit toujours de la même façon. J’ai toujours eu la ferme intention de ne pas perdre mon temps dans la vie. Chaque fois que je rentre à la maison, je réalise que je n’ai jamais fait que ça : perdre mon temps.»
Biff ne se reconnait pas dans le monde des affaires. Il n’en partage pas les valeurs dominantes. Il ne souhaite pas écraser ses adversaires, vendre un produit à ceux qui n’en ont ni le besoin ni les moyens, travailler comme une bête de somme et attendre patiemment les vacances. Lors d’une discussion de famille, il lâche un terrible « J’emmerde le monde des affaires ». En fin de discussion, son père lui rappelle l’impératif de la mobilité sociale ascendante. Pour réussir sa vie, il faut faire mieux que le grand-père.
« HAPPY
Seulement, je vais te dire… même que ça ne me fait pas plaisir de te le dire, mais je te le dis quand même : il y a pas mal de gens, dans le monde des affaires, qui pensent que tu es un petit peu fou.
BIFF
J’emmerde le monde des affaires.
HAPPY
Parfait… parfait ! Tu l’emmerdes… parfait… mais ne te coupe pas…
LINDA
Happy, je t’en prie…
BIFF
Je me fous de ce qu’ils pensent, tu vois ? Ils se sont moqués de papa pendant des années… tu tiens à savoir pourquoi ? Parce que nous ne trouvons pas notre place dans cette ville de louftingues. Nous devrions fabriquer du ciment en plein air… ou construire des toitures, et un charpentier, ça a le droit de siffler, en plus…
WILLY
Ton grand-père, déjà, était plus qu’un charpentier. »
A travers ces épreuves, Biff a gagné en lucidité et pris du recul sur lui-même. A plusieurs reprises, il affirme avoir compris qui il était. Il sait qu’il n’est rien. Mais, pour Biff, n’être rien n’est pas une honte. Au contraire. Dans un système perverti, n'être rien constitue déjà une petite victoire. L’échec est pour lui une preuve de réussite.
« BIFF
Papa, il y en a treize à la douzaine, des types comme moi, des types comme toi !
WILLY
Treize à la douzaine ! Je suis Willy Loman ! Et toi tu es Biff Loman, et je te défends…
BIFF
Je ne suis pas un chef… je ne suis pas un meneur d’hommes, Willy Loman ! Et toi non plus… Toi… tu es un type de rien du tout. Moi ? Je vaux un dollar de l’heure. »
WILLY
Tu crèves de mépris !
BIFF
Je ne suis rien, papa. Je ne suis rien. Tu ne veux pas comprendre ça, non ! Tu ne peux pas ? Il n’est pas question de mépris… Seulement je sais ce que je suis… »
« La seule chose qui compte en ce monde, c’est ce qu’on peut vendre, ce qui peut faire de l’argent… »
Pour Willy Loman, le refus du système n’est pas aussi conscient et revendiqué que pour son fils. Il a longtemps été partisan – et dupe en même temps – de ce système. Il continue à vouloir convaincre son fils Biff d’y réussir. Pourtant, ses certitudes chancèlent. Il ne maîtrise plus sa voiture ; il observe le paysage par la vitre, et s’émerveille de sa beauté ; il veut semer des fleurs et des légumes dans son jardin et rêve d’exil à la campagne, loin de la concurrence qui règne en ville.
« Willy
Emmurés… voilà ce que nous sommes… Emmurés. Briques et fenêtres… Fenêtres et briques.
LINDA
On aurait du acheter le terrain, à coté…
WILLY
Et la rue encombrée de voitures. Et pas un souffle d’air frais dans tout le quartier. Et le gazon qui ne pousse même plus. Pas même moyen de faire sortir une malheureuse carotte dans le jardin, derrière. Il faudrait faire une loi contre ces maisons à appartements. Tu te rappelles les ormes que nous avions là derrière… Nous y accrochions la balançoire, Biff et moi…
LINDA
On se serait cru à mille lieues de la ville… Oui…
WILLY
On aurait dû l’arrêter, l’entrepreneur qui les a abattus… Il a massacré cet endroit… Je revois ce temps-là, Linda. J’y repense chaque jour un peu plus. A cette époque-ci de l’année, on avait le lilas et la glycine. Après, les pivoines et les jonquilles… Ah Le parfum qu’il y avait dans cette chambre…
LINDA
Oui… Bah ! après tout… Il faut bien que les gens vivent quelque part.
Willy
Il y a trop de monde, voilà le malheur. Il y en a plus qu’avant.
LINDA
Ce n’est pas qu’il y en ait plus, mais…
WILLY
Il y en a plus. On crève de concurrence ! Et la puanteur qui vient de la maison là… tu la sens ? Et l’autre bloc, plus loin, et sa peste à lui… tu la sens ?... »
Willy s’aperçoit progressivement qu’il n’a jamais réellement intégré les valeurs du système capitaliste. A la logique froide du calcul rationnel et de l’argent, il a toujours préféré la chaleur des relations humaines. Pour Willy, c’est le style, la personnalité, qui comptent. La personne compte plus que le chiffre. A plusieurs reprises, Willy se moque de son voisin Charley et de son fils Bernard. A ses yeux, ils symbolisent la petite rationalité sans aucune grandeur. Charley est peut-être un bon commerçant, mais il n’a aucune personnalité. Bernard réussit mieux que Biff à l’école, mais il est mal aimé par ses camarades et se comporte comme un cloporte. Le seul personnage qui a réussi et que Willy respecte est son frère Ben. Ce dernier est parti à l’aventure en Afrique et a fait fortune avec des affaires mystérieuses. Sa personnalité explique son succès, bien plus que des petits calculs.
« WILLY
Ce n’est pas tellement ce qu’on dit qui compte… c’est la façon de le dire. C’est la personnalité qui l’emporte. »
Willy prend conscience que le monde dans lequel il vit a changé. La vision romantique des affaires, où les relations humaines sont intenses et chaudes, laisse la place à une rationalité de plus en plus anonyme. Le but est de faire de l’argent, du profit, et l’efficacité prime sur toute autre considération. Willy comprend qu’il n’est pas adapté à ce système, lui qui a toujours considéré commis voyageur comme un métier de relations. Il confesse à sa femme que ses clients ne le respectent plus parce qu’il parle trop et fait trop de plaisanteries. A l’opposé, les cloportes que sont Charley et Bernard ne plaisantent guère avec leurs clients, mais ils réussissent et sont respectés. La rationalité économique a asséché le monde. Willy ne se sent plus comme un poisson dans l’eau dans les eaux froides du calcul égoïste.  
« WILLY
C’est comme ça. Mon père a passé des années en Alaska. C’était un homme aventureux… et, dans la famille, on n’avait pas froid aux yeux… Ce qui fait que je m’étais dit que j’irais peut-être bien avec mon frère ainé… pour essayer de retrouver le père et nous installer avec lui… Je m’étais presque décidé, quand j’ai fait la connaissance d’un voyageur de commerce dans un hôtel. Il s’appelait David Singleman. Il avait quatre-vingt-quatre ans et il avait trainé ses marchandises dans trente et un Etats. Il montait dans sa chambre le vieux Dave, je me rappelle très bien… il mettait de vieilles pantoufles de velours vert… Il décrochait le téléphone et, sans quitter sa chambre, rien qu’en appelant ses clients, il gagnait sa vie. Quand j’ai vu ça, j’ai compris que le métier de voyageur de commerce, c’était le plus beau métier qu’un homme puisse imaginer… Parce qu’enfin où pourrait-on trouver un métier où un homme de quatre-vingt-quatre ans connait dans vingt ou trente villes différentes des tas de gens qui l’aiment, qui l’aident, qui se souviennent de lui. D’ailleurs quand il mourut, le vieux Dave… et il eut vraiment la mort d’un commis voyageur, dans le wagon-fumoir du train de Boston, avec aux pieds ses pantoufles de velours vert… Quand il mourut, donc… il y avait des centaines de clients et de collègues à son enterrement. Et, pendant des mois après ça, il a fait mortel dans tous les trains. Dans le temps, on y mettait de la personnalité, Howard, on y mettait du respect, de la considération, de la camaraderie. De nos jours, tous ça s’est desséché. Il n’y a plus la moindre amitié à trouver nulle part. Comprenez-vous ce que je veux dire, au moins ? Plus personne ne me montre plus d’amitié dans la clientèle. On dirait que plus personne ne me connait. »
On retrouve cette opposition entre argent et relations humaines lorsque Willy se fait licencier. Willy travaillait pour le père d’Howard avant même la naissance de ce dernier. Willy a même conseillé son père dans le choix de son prénom. Ainsi, pour Willy, ce lien personnel le lie durablement à l’entreprise. Howard ne l’entend néanmoins pas de cette manière et il met à la porte Willy dès lors qu’il n’est plus assez productif. Le monde de Willy s’écroule. Arthur Miller livre ici la morale de sa pièce, par l’intermédiaire de Charley : lorsque la recherche de l’argent et de l’intérêt personnel guident les actions des hommes, les relations humaines perdent de leur consistance et la solidarité s’effrite.
« WILLY
Charley… Je suis à bout… à bout. Je ne sais plus à quel saint me vouer. Il m’a foutu dehors.
CHARLEY
Howard t’a foutu dehors ?
WILLY
Ce morveux !... Tu te rends compte… J’ai choisi son prénom, moi… C’est moi qui l’ai baptisé Howard…
CHARLEY
Mais ça ne signifie rien, tout ça, Willy… Rien du tout. Tu l’as baptisé Howard… c’est très bien, mais ça ne se monnaie pas… La seule chose qui compte en ce monde, c’est ce qu’on peut vendre, ce qui peut faire de l’argent… C’est marrant : toi, un voyageur de commerce, tu ne sais pas ça ?
WILLY
Je me suis toujours attaché à penser le contraire, voilà ! J’ai toujours cru que rien de mal ne pouvait arriver à un homme, quand il a de l’allure, que tout le monde l’aime…
CHARLEY
Tout le monde t’aime. Et alors ? A quoi ça te sert ? Tu t’imagines qu’on aime les milliardaires ? Tu crois qu’ils ont tous de l’allure ? On les foutrait tous dans un bain turc, il y en a la moitié qui aurait l’air de vendeurs de cochons ; seulement, quand ils sont habillés, avec leurs vêtements et des poches dans leurs vêtements, on les aime… sois tranquille. »


vendredi 9 juillet 2010

George Orwell - La ferme des animaux

George Orwell - La ferme des animaux, Folio (1945)

Le stalinisme constitue sans doute ce qui est arrivé de pire aux hommes dans leur marche vers l’émancipation. Lorsqu’il publie La ferme des animaux en 1945, George Orwell, fervent défenseur du socialisme, revient sur cet épisode tragique pour tout progressiste. Dans cette courte fable, il retrace les différentes étapes de la révolution russe, depuis les soviets autogérés jusqu’au régime dictatorial stalinien. Ce livre constitue assurément un tour de force. En quelques pages seulement, Orwell allie humour et réflexions politique pour mettre en relief brillamment son analogie historique. 

Animaux de tous les pays, unissez-vous !
Un matin, Sage l’Ancien, doyen des cochons élevés à la Ferme du Manoir, se réveille avec une intuition : les animaux de la ferme sont exploités par les hommes. Alors que ces derniers sont improductifs, ils accaparent la valeur de la production réalisée par les animaux pour accroitre leur richesse. Les animaux, au contraire, ne tirent de leur dur labeur que le minimum nécessaire à leur subsistance. Il existe ainsi une lutte des races entre animaux et hommes. Seule une révolution chassera les hommes de la ferme et abolira l’exploitation. Sage l’Ancien théorise sous le nom d’Animalisme la situation idéale que fera naître l’insurrection. Tel est le point de départ brillant de la fable orwellienne. La théorie marxiste de la lutte des classes et de la dictature du prolétariat illustrée par des animaux-prolétaires et des hommes-bourgeois. 
«  Camarades, vous avez déjà entendu parler du rêve étrange qui m’est venu la nuit dernière. Mais j’y reviendrai tout à l’heure J’ai d’abord quelque chose d’autre à vous dire. Je ne compte pas, camarades, passer encore de longs mois parmi vous. Mais avant de mourir, je voudrais m’acquitter d’un devoir, car je désire vous faire profiter de la sagesse qu’il m’a été donné d’acquérir. Au cours de ma longue existence, j’ai eu, dans le calme de la porcherie, tout loisir de méditer. Je crois être en mesure de l’affirmer : j’ai, sur la nature de la vie en ce monde, autant de lumières que tout autre animal. C’est de quoi je désire vous parler.
Quelle est donc, camarades, la nature de notre existence ? Regardons les choses en face nous avons une vie de labeur, une vie de misère, une vie trop brève. Une fois au monde, il nous est tout juste donné de quoi survivre, et ceux d’entre nous qui ont la force voulue sont astreints au travail jusqu’à ce qu’ils rendent l’âme. Et dans l’instant que nous cessons d’être utiles, voici qu’on nous égorge avec une cruauté inqualifiable. Passée notre première année sur cette terre, il n’y a pas un seul animal qui entrevoie ce que signifient des mots comme loisir ou bonheur. Et quand le malheur l’accable, ou la servitude, pas un animal qui soit libre. Telle est la simple vérité.
Et doit-il en être tout uniment ainsi par un décret de la nature ? Notre pays est-il donc si pauvre qu’il ne puisse procurer à ceux qui l’habitent une vie digne et décente ? Non, camarades, mille fois non ! Fertile est le sol de l’Angleterre et propice son climat. Il est possible de nourrir dans l’abondance un nombre d’animaux bien plus considérable que ceux qui vivent ici. Cette ferme à elle seule pourra pourvoir aux besoins d’une douzaine de chevaux, d’une vingtaine de vaches, de centaine de moutons – tous vivant dans l’aisance une vie honorable. Le hic, c’est que nous avons le plus grand mal à imaginer chose pareille. Mais, puisque telle est la triste réalité, pourquoi en sommes-nous toujours à végéter dans un état pitoyable ? Parce que tout le produit de notre travail, ou presque, est volé par les humains ; Camarades, là se trouve la réponse à nos problèmes. Tout tient en un mot : l’Homme Car l’Homme est notre seul véritable ennemi Qu’on le supprime, et voici extirpée la racine du mal. Plus à trimer sans relâche ! Plus de meurt-la-faim !
L’Homme est la seule créature qui consomme sans produire. Il ne donne pas de lait, il ne pond pas d’œufs, il est trop débile pour pousser la charrue, bien trop lent pour attraper un lapin. Pourtant le voici le suzerain de tous les animaux. Il distribue les tâches : entre eux, mais ne leur donne en retour que la maigre pitance qui les maintient en vie. Puis il garde pour lui le surplus. Qui laboure le sol : Nous ! Qui le féconde ? Notre fumier ! Et pourtant pas un parmi nous qui n’ait que sa peau pour tout bien. Vous, les vaches là devant moi, combien de centaines d’hectolitres de lait n’avez-vous pas produit l’année dernière ? Et qu’est-il advenu de ce lait qui vous aurait permis d’élever vos petits, de leur donner force et vigueur ? De chaque goutte l’ennemi s’est délecté et rassasié. Et vous les poules, combien d’œufs n’avez-vous pas pondus cette année-ci ? Et combien de ces œufs avez-vous couvés ? Tous les autres ont été vendus au marché, pour enrichir Jones et ses gens ! Et toi, Douce, où sont les quatre poulains que tu as portés, qui auraient été la consolation de tes vieux jours ? Chacun d’eux fut vendu à l’âge d’un an, et plus jamais tu ne les reverras ! En échange de tes quatre maternités et du travail aux champs, que t’a-t-on donné ? De strictes rations de foin plus un box dans l’étable !
Et même nos vies misérables s’éteignent avant le terme. Quant à moi, je n’ai pas de hargne, étant de ceux qui ont eu de la chance. Me voici dans ma treizième année, j’ai eu plus de quatre cents enfants. Telle est la vie normale chez les cochons, mais à la fin aucun animal n’échappe au couteau infâme. Vous autres, jeunes porcelets assis là et qui m’écoutez, dans les douze mois chacun de vous, sur le point d’être exécuté, hurlera d’atroce souffrance. Et à cette horreur et à cette fin, nous sommes tous astreints – vaches et cochons, moutons et poules, et personne n’est exempté. Les chevaux eux-mêmes et les chiens n’ont pas un sort plus enviable Toi, Malabar, le jour où tes muscles fameux n’auront plus leur force ni leur emploi, Jones te vendra à l’équarrisseur, et l’équarrisseur te tranchera la gorge ; il fera bouillir tes restes à petit feu, et il en nourrira la meute de ses chiens. Quant aux chiens eux-mêmes, une fois édentés et hors d’âge, Jones leur passe une grosse pierre au cou et les noie dans l’étang le plus proche
Camarades, est-ce que ce n’est pas clair comme de l’eau de roche ? Tous les maux de notre vie sont dus à l’Homme, notre tyran. Débarrassons-nous de l’Homme, et nôtre sera le produit de notre travail. C’est presque du jour au lendemain que nous pourrions devenir libres et riches. À cette fin, que faut-il ? Eh bien, travailler de jour et de nuit, corps et âme, à renverser la race des hommes. C’est là mon message, camarades. Soulevons-nous ! Quand aura lieu le soulèvement, cela je l’ignore : dans une semaine peut-être ou dans un siècle. Mais, aussi vrai que sous moi je sens de la paille, tôt ou tard justice sera faite. Ne perdez pas de vue l’objectif, camarades, dans le temps compté qui vous reste à vivre. Mais avant tout, faites part de mes convictions à ceux qui viendront après vous, afin que les générations à venir mènent la lutte jusqu’à la victoire finale.
Et souvenez-vous-en, camarades : votre résolution ne doit jamais se relâcher. Nul argument ne vous fera prendre des vessies pour des lanternes. Ne prêtez pas l’oreille à ceux selon qui l’Homme et les animaux ont des intérêts communs, à croire vraiment que de la prospérité de l’un dépend celle des autres ? Ce ne sont que des mensonges. L’Homme ne connaît pas d’autres intérêts que les siens. Que donc prévalent, entre les animaux, au fil de la lutte, l’unité parfaite et la camaraderie sans faille. Tous les hommes sont des ennemis. Les animaux entre eux sont tous camarades. »
Avant de s’éteindre, Sage l’Ancien souhaite mettre à profit son savoir et son expérience pour mobiliser politiquement les animaux. Il rêve de leur faire prendre conscience qu’ils appartiennent tous à la même classe sociale, celle des dominés. L’expérience partagée de l’exploitation ne suffit en effet pas à faire exister une classe sociale mobilisée. La révolte des opprimés n’est ni naturelle ni inéluctable, elle doit être provoquée. Un long travail de structuration politique et d’unification des dominés est nécessaire. Ainsi, Sage l’Ancien montre aux animaux que malgré leurs différences de race, ils subissent tous la même oppression. Certains symboles unificateurs forts sont inventés, tel le chant révolutionnaire Bêtes d’Angleterre, version animale de l’Internationale.
« Bêtes d’Angleterre et d’Irlande,
Animaux de tous les pays,
Prêtez l’oreille à l’espérance
Un âge d’or vous est promis.

L’homme tyran exproprié,
Nos champs connaîtront l’abondance,
De nous seuls ils seront foulés,
Le jour vient de la délivrance.

Plus d’anneaux qui pendent au nez,
Plus de harnais sur nos échines,
Les fouets cruels sont retombés
Éperons et morts sont en ruine.

Des fortunes mieux qu’en nos rêves,
D’orge et de blé, de foin, oui da,
De trèfle, de pois et de raves
Seront à vous de ce jour-là.

O comme brillent tous nos champs,
Comme est plus pure l’eau d’ici,
Plus doux aussi souffle le vent
Du jour que l’on est affranchi.

Vaches, chevaux, oies et dindons,
Bien que l’on meure avant le temps,
Ce jour-là préparez-le donc,
Tout être libre absolument.

Bêtes d’Angleterre et d’Irlande,
Animaux de tous les pays,
Prêtez l’oreille à l’espérance
Un âge d’or vous est promis. »
A la mort de Sage l’Ancien, trois cochons – Napoléon, Boule de Neige et Brille-Babil – reprennent le flambeau de l’Animalisme. Ils peinent à convertir les animaux de la ferme à leur projet révolutionnaire. La conscience d’être exploité par les hommes et la vision d’une vie meilleure une fois débarrassés de ces derniers n’est pas partagée par tous. Orwell donne plusieurs explications à un problème qui a toujours perturbé les militants : l’absence d’insurrection chez les dominés. Orwell montre que de nombreux obstacles à la révolte populaire se dressent sur la route vers le socialisme. L’apathie, le fatalisme, le manque de compétences politiques, la loyauté envers les puissants, la peur de perdre son petit confort personnel et la religion promettant à tous un au-delà meilleur sont ainsi vilipendés par Orwell. En un mot, l’aliénation.
« A partir des enseignements de Sage l’Ancien, tous trois – Napoléon, Boule de Neige et Brille-Babil – avaient élaboré un système philosophique sans faille qu’ils appelaient l’Animalisme. Plusieurs nuits chaque semaine, une fois Mr. Jones endormi, ils tenaient des réunions secrètes dans la grange afin d’exposer aux autres les principes de l’Animalisme. Dans les débuts, ils se heurtèrent à une apathie et à une bêtise des plus crasses. Certains animaux invoquaient le devoir d’être fidèle à Mr. Jones, qu’ils disaient être leur maître, ou bien ils faisaient des remarques simplistes, disant, par exemple : « C’est Mr. Jones qui nous nourrit, sans lui nous dépéririons », ou bien : « Pourquoi s’en faire pour ce qui arrivera quand nous n’y serons plus ? », ou bien encore : « Si le soulèvement doit se produire de toute façon, qu’on s’en mêle ou pas c’est tout un » -, de sorte que les cochons avaient le plus grand mal à leur montrer que ces façons de voir étaient contraires à l’esprit de l’Animalisme. Les questions les plus stupides étaient encore celles de Lubie, la jument blanche. Elle commença par demander à Boule de Neige :
« Après le soulèvement, est-ce qu’il y aura toujours du sucre ?
– Non, lui répondit Boule de Neige, d’un ton sans réplique. Dans cette ferme, nous n’avons pas les moyens de fabriquer du sucre. De toute façon, le sucre est du superflu. Tu auras tout le foin et toute l’avoine que tu voudras.
– Et est-ce que j’aurai la permission de porter des rubans dans ma crinière ?
– Camarade, repartit Boule de Neige, ces rubans qui te tiennent tant à cœur sont l’emblème de ton esclavage. Tu ne peux pas te mettre en tête que la liberté a plus de prix que ces colifichets ? »
Lubie acquiesça sans paraître bien convaincue.
Les cochons eurent encore plus de mal à réfuter les mensonges colportés par Moïse, le corbeau apprivoisé, qui était le chouchou de Mr. Jones. Moïse, un rapporteur, et même un véritable espion, avait la langue bien pendue. À l’en croire, il existait un pays mystérieux, dit Montagne de Sucrecandi, où tous les animaux vivaient après la mort. D’après Moïse, la Montagne de Sucrecandi se trouvait au ciel, un peu au-delà des nuages. C’était tous les jours dimanche, dans ce séjour. Le trèfle y poussait à longueur d’année, le sucre en morceaux abondait aux haies des champs. Les animaux haïssaient Moïse à cause de ses sornettes et parce qu’il n’avait pas à trimer comme eux, mais malgré tout certains se prirent à croire à l’existence de cette Montagne de Sucrecandi et les cochons eurent beaucoup de mal à les en dissuader. »

De l’exploitation à l’autogestion
Le travail politique d’unification des animaux prend. La révolution éclate. Les animaux exproprient la ferme et chassent Mr Jones et ses semblables. Symboliquement, la ferme est rebaptisée, elle devient la Ferme des Animaux. Par analogie avec les soviets des premiers mois de la révolution russe, les idéaux égalitaires et autogestionnaires sont appliqués concrètement dans la ferme. Aucune hiérarchie ne doit exister entre les animaux ; tous prennent part directement aux décisions lors des assemblées générales. Pour éviter toute déviation autoritaire, les lois fondamentales de la ferme sont inscrites à la craie sur un mur.
« 1. Tout Deuxpattes est un ennemi.
2. Tout Quatrepattes ou tout volatile, un ami.
3. Nul animal ne portera de vêtements.
4. Nul animal ne dormira dans un lit.
5. Nul animal ne boira d’alcool.
6. Nul animal ne tuera un autre animal.
7. Tous les animaux sont égaux. »
La ferme autogérée fonctionne parfaitement. Contrairement aux railleries des fermiers concurrents, qui prédisent la faillite inéluctable d’une ferme gérée par des animaux, les résultats sont meilleurs que lorsque la ferme était dirigée par les hommes. La récolte est abondante et les animaux disposent de davantage de temps libre pour leurs loisirs et leur éducation. Les animaux mettent du cœur à l’ouvrage car ils savent que le fruit de leur travail bénéficiera à la collectivité et ne sera pas extorqué par les hommes. On retrouve ici la double face de l’activité productive décrite par Marx : lorsque le travail est salarié, il constitue une exploitation et une aliénation ; lorsque le travail est libéré, il devient une source de plaisir et de fierté pour le travailleur. Au sein de la ferme, une division sociale du travail s’applique : les cochons se spécialisent sur les tâches intellectuelles car ils ont des capacités de réflexion supérieures ; les autres animaux se spécialisent sur les tâches manuelles. Cette division du travail a pour unique objectif l’efficacité. Les cochons ne possèdent pas – en principe –  de pouvoir ou de supériorité sur les autres animaux. 
« Comme ils trimèrent et prirent de la peine pour rentrer le foin ! Mais leurs efforts furent récompensés car la récolte fut plus abondante encore qu’ils ne l’auraient cru.
A certains moments la besogne était tout à fait pénible. Les instruments agraires avaient été inventés pour les hommes et non pour les animaux, et ceux-ci en subissaient les conséquences. Ainsi, aucun animal ne pouvait se servir du moindre outil qui l’obligeât à se tenir debout sur ses pattes de derrière. Néanmoins, les cochons étaient si malins qu’ils trouvèrent le moyen de tourner chaque difficulté. Quant aux chevaux, ils connaissaient chaque pouce du terrain, et s’y entendaient à faucher et à râteler mieux que Jones et ses gens leur vie durant. Les cochons, à vrai dire, ne travaillaient pas : ils distribuaient le travail et veillaient à sa bonne exécution. Avec leurs connaissances supérieures, il était naturel qu’ils prennent le commandement. Malabar et Douce s’attelaient tout seuls au râteau ou à la faucheuse (ni mors ni rênes n’étant plus nécessaires, bien entendu), et ils arpentaient le champ en long et en large, un cochon à leurs trousses. Celui-ci s’écriait : « Hue dia, camarade ! » ou « Holà, ho, camarade ! », suivant le cas. Et chaque animal jusqu’au plus modeste besognait à faner et ramasser le foin. Même les canards et les poules, sans relâche, allaient et venaient sous le soleil, portant dans leurs becs des filaments minuscules. Et ainsi la fenaison fut achevée deux jours plus tôt qu’aux temps de Jones. Qui plus est, ce fut la plus belle récolte de foin que la ferme ait jamais connue. Et nul gaspillage, car poules et canards, animaux à l’œil prompt, avaient glané jusqu’au plus petit brin. Et pas un animal n’avait dérobé ne fût-ce qu’une bouchée.
Tout l’été le travail progressa avec une régularité d’horloge. Les animaux étaient heureux d’un bonheur qui passait leurs espérances. Tout aliment leur était plus délectable d’être le fruit de leur effort. Car désormais c’était là leur propre manger, produit par eux et pour eux, et non plus l’aumône, accordée à contrecœur, d’un maître parcimonieux. Une fois délivrés de l’engeance humaine, des bons à rien, des parasites, chacun d’eux reçut en partage une ration plus copieuse. Et, quoique encore peu expérimentés, ils eurent aussi des loisirs accrus. »
Orwell montre à quel point une ferme autogérée constitue un progrès social, un pas de géant vers l’émancipation. Tous les animaux sont égaux, ils décident collectivement, mangent à leur faim, se cultivent et s’amusent ; la définition de la vie bonne. Cette organisation politique et sociale est une belle réussite, à l’image des premiers mois de la révolution russe. Les difficultés, inhérentes au manque d’expérience et d’organisation, sont surmontées car les animaux font du zèle. A l’image de Malabar, ce stakhanoviste qui a pour devise « Je vais travailler plus dur ». Dans l’extrait suivant, Orwell montre que tous les animaux ne sont pas aussi dévoués que Malabar, mais que, loin de l’exploitation, la fraternité entre les animaux est telle que personne ne leur en fait le reproche. 
« Oh, il leur fallut faire face à bien des difficultés. C’est ainsi que, plus tard dans l’année et le temps venu de la moisson, ils durent dépiquer le blé à la mode d’autrefois et, faute d’une batteuse à la ferme, chasser la glume en soufflant dessus. Mais l’esprit de ressource des cochons ainsi que la prodigieuse musculature de Malabar les tiraient toujours d’embarras. Malabar faisait l’admiration de tous. Déjà connu à l’époque de Jones pour son cœur à l’ouvrage, pour lors il besognait comme trois. Même, certains jours, tout le travail de la ferme semblait reposer sur sa puissante encolure. Du matin à la tombée de la nuit, il poussait, il tirait, et était toujours présent au plus dur du travail. Il avait passé accord avec l’un des jeunes coqs pour qu’on le réveille une demi-heure avant tous les autres, et, devançant l’horaire et le plan de la journée, de son propre chef il se portait volontaire aux tâches d’urgence. À tout problème et à tout revers, il opposait sa conviction : « Je vais travailler plus dur. » Ce fut là sa devise.
Toutefois, chacun œuvrait suivant ses capacités. Ainsi, les poules et les canards récupérèrent dix boisseaux de blé en recueillant les grains disséminés ça et là. Et personne qui chapardât, ou qui se plaignît des rations : les prises de bec, bisbilles, humeurs ombrageuses, jadis monnaie courante, n’étaient plus de mise. Personne ne tirait au flanc – enfin, presque personne. Lubie, avouons-le, n’était pas bien matineuse, et se montrait encline à quitter le travail de bonne heure, sous prétexte qu’un caillou lui agaçait le sabot. La conduite de la chatte était un peu singulière aussi. On ne tarda pas à s’apercevoir qu’elle était introuvable quand l’ouvrage requérait sa présence. Elle disparaissait des heures d’affilée pour reparaître aux repas, ou le soir après le travail fait, comme si de rien n’était. Mais elle se trouvait des excuses si excellentes, et ronronnait de façon si affectueuse, que ses bonnes intentions n’étaient pas mises en doute. Quant à Benjamin, le vieil âne, depuis la révolution il était demeuré le même. Il s’acquittait de sa besogne de la même manière lente et têtue, sans jamais renâcler, mais sans zèle inutile non plus. Sur le soulèvement même et ses conséquences, il se gardait de toute opinion. Quand on lui demandait s’il ne trouvait pas son sort meilleur depuis l’éviction de Jones, il s’en tenait à dire : « Les ânes ont la vie dure. Aucun de vous n’a jamais vu mourir un âne », et de cette réponse sibylline on devait se satisfaire. »

De l’autogestion au socialisme autoritaire
Progressivement, la Ferme des Animaux dévie de l’autogestion vers une forme de socialisme autoritaire, de capitalisme d’Etat. Au niveau économique, la Ferme s’ouvre vers l’extérieur. Les animaux ne produisent plus seulement pour leur propre subsistance, mais également pour l’exportation. Napoléon souhaite en effet commercer avec les fermiers des exploitations concurrentes, pour accroitre sa richesse et acheter ce que la Ferme des Animaux ne peut pas produire. Napoléon rationalise la production et met en place une planification autoritaire. Les cadences sont accélérées, les animaux doivent travailler sans relâche, le fruit de leur labeur ne leur est plus entièrement destiné. Une aliénation en a chassé une autre, seul l’exploiteur a changé de visage. De l’exploitation capitaliste au capitalisme d’Etat, les idéaux autogestionnaires ont disparus.

Par ailleurs, le pouvoir politique d’un cochon – Napoléon – devient plus grand que celui de la collectivité. Les décisions sont toujours prises démocratiquement par le conseil des animaux, mais Napoléon les influence fortement. D’abord, il a réussi à chasser Boule de Neige, son plus grand adversaire politique. En effet, pendant les premiers mois de la Ferme autogérée, Napoléon et Boule de Neige rivalisaient d’éloquence pour convaincre les animaux à propos des questions d’organisation – par exemple, faut-il exporter la révolution aux autres fermes ? Faut-il investir dans un moulin pour travailler moins ultérieurement ? Les débats étaient vifs et la raison semblait l’emporter. Cependant, un jour de conseil animal, Napoléon-Staline utilise sa milice privée – constituées de chiens féroces – pour chasser Boule de Neige-Trotski de la ferme et imposer ses vues aux autres animaux. Dès lors, la ferme perd son caractère démocratique et Napoléon dispose d’un pouvoir politique fort, sinon total. Ensuite, le cochon Brille-Babil a pour rôle de convaincre les animaux du bien fondé des décisions prises par Napoléon. A travers ce personnage, Orwell dénonce le rôle de la propagande dans le régime stalinien. De nombreuses pratiques autoritaires sont mises en lumière par Orwell : la milice privée terrorise les animaux et annihile toute contestation du pouvoir ; des procès et des purges sont organisées pour chasser les « traitres » ; des martyrs et des boucs émissaires sont désignés ; le chant Bêtes d’Angleterre est interdit ; un culte de la personnalité se développe autour de Napoléon ; des élections à candidat unique sont mises en place pour légitimer son pouvoir. Orwell insiste sur un élément caractéristique des régimes autoritaires : l’histoire de la Ferme est réécrite au gré des humeurs de Napoléon. Ceci montre le rôle de la mémoire dans la légitimité d’un pouvoir. Certains évènements historiques sont modifiés, voire même effacés de la mémoire collective. Un exemple illustre cette altération du passé : Boule de Neige s’était comporté en héros lors de l’insurrection qui a chassé les hommes de la Ferme. Il avait même reçu une distinction pour récompenser son comportement exemplaire. Après l’avoir expulsé de la Ferme, Napoléon minimise le rôle joué par Boule de Neige lors de la révolte. Plus tard, Napoléon nie même la participation de Boule de Neige à la révolte et l’accuse de traitrise. Un vieux proverbe datant de la Russie soviétique moque cette tendance du pouvoir en place à réécrire le passé : « on ne sait jamais de quoi hier sera fait ».


Certains animaux sont plus égaux que d’autres
Parallèlement à cette réécriture du passé, les cochons au pouvoir réécrivent les lois de la collectivité. Régulièrement, au réveil, les animaux découvrent que les lois fondamentales inscrites sur le mur de la ferme ont été modifiées pendant la nuit. Les évolutions juridiques cheminent toutes dans le même sens : permettre aux cochons de disposer de privilèges par rapport aux autres animaux. Une distinction radicale s’opère en effet entre l’élite bureaucratique, formée par les cochons intellectuels, et la masse des autres animaux, considérés comme des « animaux inférieurs ». Par exemple, les cochons s’arrogent le droit de s’habiller, de dormir dans les lits des hommes ou de boire de l’alcool. Ainsi, « Nul animal ne tuera un autre animal » devient « Nul animal ne tuera un autre animal sans raison valable » ; « Nul animal ne boira d'alcool » devient « Nul animal ne boira d'alcool à l'excès » ; « Nul animal ne dormira dans un lit » devient « Nul animal ne dormira dans un lit avec des draps ».
« On eut dit qu’en quelque façon, la ferme s’était enrichie sans rendre les animaux plus riches – hormis, assurément, les cochons et les chiens. C’était peut-être, en partie, parce qu’il y avait tellement de cochons et tellement de chiens. Et on ne pouvait pas dire qu’ils ne travaillaient pas, travaillant à leur manière. Ainsi que Brille-Babil l’expliquait sans relâche, c’est une tâche écrasante que celle d’organisateur et de contrôleur, et une tâche qui, de par sa nature, dépasse l’entendement commun. Brille-Babil faisait état des efforts considérables des cochons, penchés sur des besognes mystérieuses. Il parlait dossiers, rapports, minutes, memoranda. De grandes feuilles de papier étaient couvertes d’une écriture serrée, et dès qu’ainsi couvertes, jetées au feu. Cela, disait encore Brille-Babil, était d’une importance capitale pour la bonne gestion du domaine. Malgré tout, cochons et chiens ne produisaient pas de nourriture par leur travail, et ils étaient en grand nombre et pourvus de bon appétit. »
Ainsi, la maxime fondamentale « Tous les animaux sont égaux » se transforme en « Tous les animaux sont égaux. Mais certains sont plus égaux que d’autres ». Cette égalité se traduisait originellement de deux manières : aucun animal ne dispose de plus de pouvoir que les autres ; aucun animal ne dispose de privilèges ni de richesse supérieure. L’égalité politique a volé en éclat avec la prise de pouvoir de Napoléon et sa domination autoritaire. L’égalité économique et sociale va également s’effilocher progressivement, les cochons et leurs alliés s’accaparant de nombreux privilèges. Ici, c’est la dérive bureaucratique et inégalitaire du stalinisme qui est pointée du doigt.
« Benjamin, pour une fois consentant à rompre avec ses principes, lui lut ce qui était écrit sur le mur. Il n’y avait plus maintenant qu’un seul Commandement. Il énonçait :
TOUS LES ANIMAUX
SONT ÉGAUX
MAIS CERTAINS SONT PLUS ÉGAUX
QUE D’AUTRES.
Après quoi le lendemain il ne parut pas étrange de voir les cochons superviser le travail de la ferme, le fouet à la patte. Il ne parut pas étrange d’apprendre qu’ils s’étaient procurés un poste de radio, faisaient installer le téléphone et s’étaient abonnés à des journaux, des hebdomadaires rigolos, et un quotidien populaire. Il ne parut pas étrange de rencontrer Napoléon faire un tour de jardin, la pipe à la bouche, non plus que de voir les cochons endosser les vêtements de Mr. Jones tirés de l’armoire. Napoléon lui-même se montra en veston noir, en culotte pour la chasse aux rats et guêtres de cuir, accompagné de sa truie favorite, dans une robe de soie moirée, celle que Mrs. Jones portait les dimanches. »
A la fin de la fable, les cochons commercent, discutent et jouent avec les hommes. Rien ne permet d’ailleurs de distinguer les hommes des cochons – ces derniers ont même appris à marcher sur deux pattes. Une alliance improbable s’est nouée entre exploiteurs d’hier et bureaucrates d’aujourd’hui. Les cochons, meneurs de la révolution, se sont transformés en dictateurs et exploitent le reste des animaux. Les hommes, longtemps considérés comme l’ennemi de classe par excellence, redeviennent des amis fréquentables. On peut faire l’hypothèse qu’Orwell a prophétisé la situation actuelle, où les membres du Parti pendant le communisme sont devenus les capitalistes les plus éminents. Les principes égalitaires de la ferme sont souillés, l’émancipation des animaux n’aura pas lieu. La Ferme des Animaux peut redevenir la Ferme du Manoir.
« Dehors, les yeux des animaux allaient du cochon à l’homme et de l’homme au cochon, et de nouveau du cochon à l’homme ; mais déjà il était impossible de distinguer l’un de l’autre. »

Quand le sage montre la lune
D’aucuns voient dans cette fable autre chose que ce qu’Orwell a voulu montrer. Selon ces lecteurs mal avisés, La ferme des animaux serait une illustration du penchant totalitaire inhérent à toute entreprise politique d’amélioration du réel – une critique du socialisme en tant que tel. Orwell aurait voulu montrer qu’une belle idée – appelons la communisme, socialisme ou l’autogestion – ne peut que dériver vers un régime autoritaire, les hommes étant par nature à la recherche du pouvoir personnel maximum. Le seul outil que ces lecteurs possèdent étant  un marteau, ils ont vu ce livre d’Orwell comme un clou. Or, à la lecture de La ferme des animaux et des écrits politiques ultérieurs publiés par Orwell, on comprend que l’intention de cette fable est tout autre. Orwell a simplement souhaité faire une analogie historique, critiquer le stalinisme et montrer comment un magnifique progrès social a pu autant dévier de son intention originelle. Son but n’est pas de couper les jambes des progressistes. Son but est de montrer les obstacles à éviter pour qu’à l’avenir advienne une société meilleure.