vendredi 9 juillet 2010

George Orwell - La ferme des animaux

George Orwell - La ferme des animaux, Folio (1945)

Le stalinisme constitue sans doute ce qui est arrivé de pire aux hommes dans leur marche vers l’émancipation. Lorsqu’il publie La ferme des animaux en 1945, George Orwell, fervent défenseur du socialisme, revient sur cet épisode tragique pour tout progressiste. Dans cette courte fable, il retrace les différentes étapes de la révolution russe, depuis les soviets autogérés jusqu’au régime dictatorial stalinien. Ce livre constitue assurément un tour de force. En quelques pages seulement, Orwell allie humour et réflexions politique pour mettre en relief brillamment son analogie historique. 

Animaux de tous les pays, unissez-vous !
Un matin, Sage l’Ancien, doyen des cochons élevés à la Ferme du Manoir, se réveille avec une intuition : les animaux de la ferme sont exploités par les hommes. Alors que ces derniers sont improductifs, ils accaparent la valeur de la production réalisée par les animaux pour accroitre leur richesse. Les animaux, au contraire, ne tirent de leur dur labeur que le minimum nécessaire à leur subsistance. Il existe ainsi une lutte des races entre animaux et hommes. Seule une révolution chassera les hommes de la ferme et abolira l’exploitation. Sage l’Ancien théorise sous le nom d’Animalisme la situation idéale que fera naître l’insurrection. Tel est le point de départ brillant de la fable orwellienne. La théorie marxiste de la lutte des classes et de la dictature du prolétariat illustrée par des animaux-prolétaires et des hommes-bourgeois. 
«  Camarades, vous avez déjà entendu parler du rêve étrange qui m’est venu la nuit dernière. Mais j’y reviendrai tout à l’heure J’ai d’abord quelque chose d’autre à vous dire. Je ne compte pas, camarades, passer encore de longs mois parmi vous. Mais avant de mourir, je voudrais m’acquitter d’un devoir, car je désire vous faire profiter de la sagesse qu’il m’a été donné d’acquérir. Au cours de ma longue existence, j’ai eu, dans le calme de la porcherie, tout loisir de méditer. Je crois être en mesure de l’affirmer : j’ai, sur la nature de la vie en ce monde, autant de lumières que tout autre animal. C’est de quoi je désire vous parler.
Quelle est donc, camarades, la nature de notre existence ? Regardons les choses en face nous avons une vie de labeur, une vie de misère, une vie trop brève. Une fois au monde, il nous est tout juste donné de quoi survivre, et ceux d’entre nous qui ont la force voulue sont astreints au travail jusqu’à ce qu’ils rendent l’âme. Et dans l’instant que nous cessons d’être utiles, voici qu’on nous égorge avec une cruauté inqualifiable. Passée notre première année sur cette terre, il n’y a pas un seul animal qui entrevoie ce que signifient des mots comme loisir ou bonheur. Et quand le malheur l’accable, ou la servitude, pas un animal qui soit libre. Telle est la simple vérité.
Et doit-il en être tout uniment ainsi par un décret de la nature ? Notre pays est-il donc si pauvre qu’il ne puisse procurer à ceux qui l’habitent une vie digne et décente ? Non, camarades, mille fois non ! Fertile est le sol de l’Angleterre et propice son climat. Il est possible de nourrir dans l’abondance un nombre d’animaux bien plus considérable que ceux qui vivent ici. Cette ferme à elle seule pourra pourvoir aux besoins d’une douzaine de chevaux, d’une vingtaine de vaches, de centaine de moutons – tous vivant dans l’aisance une vie honorable. Le hic, c’est que nous avons le plus grand mal à imaginer chose pareille. Mais, puisque telle est la triste réalité, pourquoi en sommes-nous toujours à végéter dans un état pitoyable ? Parce que tout le produit de notre travail, ou presque, est volé par les humains ; Camarades, là se trouve la réponse à nos problèmes. Tout tient en un mot : l’Homme Car l’Homme est notre seul véritable ennemi Qu’on le supprime, et voici extirpée la racine du mal. Plus à trimer sans relâche ! Plus de meurt-la-faim !
L’Homme est la seule créature qui consomme sans produire. Il ne donne pas de lait, il ne pond pas d’œufs, il est trop débile pour pousser la charrue, bien trop lent pour attraper un lapin. Pourtant le voici le suzerain de tous les animaux. Il distribue les tâches : entre eux, mais ne leur donne en retour que la maigre pitance qui les maintient en vie. Puis il garde pour lui le surplus. Qui laboure le sol : Nous ! Qui le féconde ? Notre fumier ! Et pourtant pas un parmi nous qui n’ait que sa peau pour tout bien. Vous, les vaches là devant moi, combien de centaines d’hectolitres de lait n’avez-vous pas produit l’année dernière ? Et qu’est-il advenu de ce lait qui vous aurait permis d’élever vos petits, de leur donner force et vigueur ? De chaque goutte l’ennemi s’est délecté et rassasié. Et vous les poules, combien d’œufs n’avez-vous pas pondus cette année-ci ? Et combien de ces œufs avez-vous couvés ? Tous les autres ont été vendus au marché, pour enrichir Jones et ses gens ! Et toi, Douce, où sont les quatre poulains que tu as portés, qui auraient été la consolation de tes vieux jours ? Chacun d’eux fut vendu à l’âge d’un an, et plus jamais tu ne les reverras ! En échange de tes quatre maternités et du travail aux champs, que t’a-t-on donné ? De strictes rations de foin plus un box dans l’étable !
Et même nos vies misérables s’éteignent avant le terme. Quant à moi, je n’ai pas de hargne, étant de ceux qui ont eu de la chance. Me voici dans ma treizième année, j’ai eu plus de quatre cents enfants. Telle est la vie normale chez les cochons, mais à la fin aucun animal n’échappe au couteau infâme. Vous autres, jeunes porcelets assis là et qui m’écoutez, dans les douze mois chacun de vous, sur le point d’être exécuté, hurlera d’atroce souffrance. Et à cette horreur et à cette fin, nous sommes tous astreints – vaches et cochons, moutons et poules, et personne n’est exempté. Les chevaux eux-mêmes et les chiens n’ont pas un sort plus enviable Toi, Malabar, le jour où tes muscles fameux n’auront plus leur force ni leur emploi, Jones te vendra à l’équarrisseur, et l’équarrisseur te tranchera la gorge ; il fera bouillir tes restes à petit feu, et il en nourrira la meute de ses chiens. Quant aux chiens eux-mêmes, une fois édentés et hors d’âge, Jones leur passe une grosse pierre au cou et les noie dans l’étang le plus proche
Camarades, est-ce que ce n’est pas clair comme de l’eau de roche ? Tous les maux de notre vie sont dus à l’Homme, notre tyran. Débarrassons-nous de l’Homme, et nôtre sera le produit de notre travail. C’est presque du jour au lendemain que nous pourrions devenir libres et riches. À cette fin, que faut-il ? Eh bien, travailler de jour et de nuit, corps et âme, à renverser la race des hommes. C’est là mon message, camarades. Soulevons-nous ! Quand aura lieu le soulèvement, cela je l’ignore : dans une semaine peut-être ou dans un siècle. Mais, aussi vrai que sous moi je sens de la paille, tôt ou tard justice sera faite. Ne perdez pas de vue l’objectif, camarades, dans le temps compté qui vous reste à vivre. Mais avant tout, faites part de mes convictions à ceux qui viendront après vous, afin que les générations à venir mènent la lutte jusqu’à la victoire finale.
Et souvenez-vous-en, camarades : votre résolution ne doit jamais se relâcher. Nul argument ne vous fera prendre des vessies pour des lanternes. Ne prêtez pas l’oreille à ceux selon qui l’Homme et les animaux ont des intérêts communs, à croire vraiment que de la prospérité de l’un dépend celle des autres ? Ce ne sont que des mensonges. L’Homme ne connaît pas d’autres intérêts que les siens. Que donc prévalent, entre les animaux, au fil de la lutte, l’unité parfaite et la camaraderie sans faille. Tous les hommes sont des ennemis. Les animaux entre eux sont tous camarades. »
Avant de s’éteindre, Sage l’Ancien souhaite mettre à profit son savoir et son expérience pour mobiliser politiquement les animaux. Il rêve de leur faire prendre conscience qu’ils appartiennent tous à la même classe sociale, celle des dominés. L’expérience partagée de l’exploitation ne suffit en effet pas à faire exister une classe sociale mobilisée. La révolte des opprimés n’est ni naturelle ni inéluctable, elle doit être provoquée. Un long travail de structuration politique et d’unification des dominés est nécessaire. Ainsi, Sage l’Ancien montre aux animaux que malgré leurs différences de race, ils subissent tous la même oppression. Certains symboles unificateurs forts sont inventés, tel le chant révolutionnaire Bêtes d’Angleterre, version animale de l’Internationale.
« Bêtes d’Angleterre et d’Irlande,
Animaux de tous les pays,
Prêtez l’oreille à l’espérance
Un âge d’or vous est promis.

L’homme tyran exproprié,
Nos champs connaîtront l’abondance,
De nous seuls ils seront foulés,
Le jour vient de la délivrance.

Plus d’anneaux qui pendent au nez,
Plus de harnais sur nos échines,
Les fouets cruels sont retombés
Éperons et morts sont en ruine.

Des fortunes mieux qu’en nos rêves,
D’orge et de blé, de foin, oui da,
De trèfle, de pois et de raves
Seront à vous de ce jour-là.

O comme brillent tous nos champs,
Comme est plus pure l’eau d’ici,
Plus doux aussi souffle le vent
Du jour que l’on est affranchi.

Vaches, chevaux, oies et dindons,
Bien que l’on meure avant le temps,
Ce jour-là préparez-le donc,
Tout être libre absolument.

Bêtes d’Angleterre et d’Irlande,
Animaux de tous les pays,
Prêtez l’oreille à l’espérance
Un âge d’or vous est promis. »
A la mort de Sage l’Ancien, trois cochons – Napoléon, Boule de Neige et Brille-Babil – reprennent le flambeau de l’Animalisme. Ils peinent à convertir les animaux de la ferme à leur projet révolutionnaire. La conscience d’être exploité par les hommes et la vision d’une vie meilleure une fois débarrassés de ces derniers n’est pas partagée par tous. Orwell donne plusieurs explications à un problème qui a toujours perturbé les militants : l’absence d’insurrection chez les dominés. Orwell montre que de nombreux obstacles à la révolte populaire se dressent sur la route vers le socialisme. L’apathie, le fatalisme, le manque de compétences politiques, la loyauté envers les puissants, la peur de perdre son petit confort personnel et la religion promettant à tous un au-delà meilleur sont ainsi vilipendés par Orwell. En un mot, l’aliénation.
« A partir des enseignements de Sage l’Ancien, tous trois – Napoléon, Boule de Neige et Brille-Babil – avaient élaboré un système philosophique sans faille qu’ils appelaient l’Animalisme. Plusieurs nuits chaque semaine, une fois Mr. Jones endormi, ils tenaient des réunions secrètes dans la grange afin d’exposer aux autres les principes de l’Animalisme. Dans les débuts, ils se heurtèrent à une apathie et à une bêtise des plus crasses. Certains animaux invoquaient le devoir d’être fidèle à Mr. Jones, qu’ils disaient être leur maître, ou bien ils faisaient des remarques simplistes, disant, par exemple : « C’est Mr. Jones qui nous nourrit, sans lui nous dépéririons », ou bien : « Pourquoi s’en faire pour ce qui arrivera quand nous n’y serons plus ? », ou bien encore : « Si le soulèvement doit se produire de toute façon, qu’on s’en mêle ou pas c’est tout un » -, de sorte que les cochons avaient le plus grand mal à leur montrer que ces façons de voir étaient contraires à l’esprit de l’Animalisme. Les questions les plus stupides étaient encore celles de Lubie, la jument blanche. Elle commença par demander à Boule de Neige :
« Après le soulèvement, est-ce qu’il y aura toujours du sucre ?
– Non, lui répondit Boule de Neige, d’un ton sans réplique. Dans cette ferme, nous n’avons pas les moyens de fabriquer du sucre. De toute façon, le sucre est du superflu. Tu auras tout le foin et toute l’avoine que tu voudras.
– Et est-ce que j’aurai la permission de porter des rubans dans ma crinière ?
– Camarade, repartit Boule de Neige, ces rubans qui te tiennent tant à cœur sont l’emblème de ton esclavage. Tu ne peux pas te mettre en tête que la liberté a plus de prix que ces colifichets ? »
Lubie acquiesça sans paraître bien convaincue.
Les cochons eurent encore plus de mal à réfuter les mensonges colportés par Moïse, le corbeau apprivoisé, qui était le chouchou de Mr. Jones. Moïse, un rapporteur, et même un véritable espion, avait la langue bien pendue. À l’en croire, il existait un pays mystérieux, dit Montagne de Sucrecandi, où tous les animaux vivaient après la mort. D’après Moïse, la Montagne de Sucrecandi se trouvait au ciel, un peu au-delà des nuages. C’était tous les jours dimanche, dans ce séjour. Le trèfle y poussait à longueur d’année, le sucre en morceaux abondait aux haies des champs. Les animaux haïssaient Moïse à cause de ses sornettes et parce qu’il n’avait pas à trimer comme eux, mais malgré tout certains se prirent à croire à l’existence de cette Montagne de Sucrecandi et les cochons eurent beaucoup de mal à les en dissuader. »

De l’exploitation à l’autogestion
Le travail politique d’unification des animaux prend. La révolution éclate. Les animaux exproprient la ferme et chassent Mr Jones et ses semblables. Symboliquement, la ferme est rebaptisée, elle devient la Ferme des Animaux. Par analogie avec les soviets des premiers mois de la révolution russe, les idéaux égalitaires et autogestionnaires sont appliqués concrètement dans la ferme. Aucune hiérarchie ne doit exister entre les animaux ; tous prennent part directement aux décisions lors des assemblées générales. Pour éviter toute déviation autoritaire, les lois fondamentales de la ferme sont inscrites à la craie sur un mur.
« 1. Tout Deuxpattes est un ennemi.
2. Tout Quatrepattes ou tout volatile, un ami.
3. Nul animal ne portera de vêtements.
4. Nul animal ne dormira dans un lit.
5. Nul animal ne boira d’alcool.
6. Nul animal ne tuera un autre animal.
7. Tous les animaux sont égaux. »
La ferme autogérée fonctionne parfaitement. Contrairement aux railleries des fermiers concurrents, qui prédisent la faillite inéluctable d’une ferme gérée par des animaux, les résultats sont meilleurs que lorsque la ferme était dirigée par les hommes. La récolte est abondante et les animaux disposent de davantage de temps libre pour leurs loisirs et leur éducation. Les animaux mettent du cœur à l’ouvrage car ils savent que le fruit de leur travail bénéficiera à la collectivité et ne sera pas extorqué par les hommes. On retrouve ici la double face de l’activité productive décrite par Marx : lorsque le travail est salarié, il constitue une exploitation et une aliénation ; lorsque le travail est libéré, il devient une source de plaisir et de fierté pour le travailleur. Au sein de la ferme, une division sociale du travail s’applique : les cochons se spécialisent sur les tâches intellectuelles car ils ont des capacités de réflexion supérieures ; les autres animaux se spécialisent sur les tâches manuelles. Cette division du travail a pour unique objectif l’efficacité. Les cochons ne possèdent pas – en principe –  de pouvoir ou de supériorité sur les autres animaux. 
« Comme ils trimèrent et prirent de la peine pour rentrer le foin ! Mais leurs efforts furent récompensés car la récolte fut plus abondante encore qu’ils ne l’auraient cru.
A certains moments la besogne était tout à fait pénible. Les instruments agraires avaient été inventés pour les hommes et non pour les animaux, et ceux-ci en subissaient les conséquences. Ainsi, aucun animal ne pouvait se servir du moindre outil qui l’obligeât à se tenir debout sur ses pattes de derrière. Néanmoins, les cochons étaient si malins qu’ils trouvèrent le moyen de tourner chaque difficulté. Quant aux chevaux, ils connaissaient chaque pouce du terrain, et s’y entendaient à faucher et à râteler mieux que Jones et ses gens leur vie durant. Les cochons, à vrai dire, ne travaillaient pas : ils distribuaient le travail et veillaient à sa bonne exécution. Avec leurs connaissances supérieures, il était naturel qu’ils prennent le commandement. Malabar et Douce s’attelaient tout seuls au râteau ou à la faucheuse (ni mors ni rênes n’étant plus nécessaires, bien entendu), et ils arpentaient le champ en long et en large, un cochon à leurs trousses. Celui-ci s’écriait : « Hue dia, camarade ! » ou « Holà, ho, camarade ! », suivant le cas. Et chaque animal jusqu’au plus modeste besognait à faner et ramasser le foin. Même les canards et les poules, sans relâche, allaient et venaient sous le soleil, portant dans leurs becs des filaments minuscules. Et ainsi la fenaison fut achevée deux jours plus tôt qu’aux temps de Jones. Qui plus est, ce fut la plus belle récolte de foin que la ferme ait jamais connue. Et nul gaspillage, car poules et canards, animaux à l’œil prompt, avaient glané jusqu’au plus petit brin. Et pas un animal n’avait dérobé ne fût-ce qu’une bouchée.
Tout l’été le travail progressa avec une régularité d’horloge. Les animaux étaient heureux d’un bonheur qui passait leurs espérances. Tout aliment leur était plus délectable d’être le fruit de leur effort. Car désormais c’était là leur propre manger, produit par eux et pour eux, et non plus l’aumône, accordée à contrecœur, d’un maître parcimonieux. Une fois délivrés de l’engeance humaine, des bons à rien, des parasites, chacun d’eux reçut en partage une ration plus copieuse. Et, quoique encore peu expérimentés, ils eurent aussi des loisirs accrus. »
Orwell montre à quel point une ferme autogérée constitue un progrès social, un pas de géant vers l’émancipation. Tous les animaux sont égaux, ils décident collectivement, mangent à leur faim, se cultivent et s’amusent ; la définition de la vie bonne. Cette organisation politique et sociale est une belle réussite, à l’image des premiers mois de la révolution russe. Les difficultés, inhérentes au manque d’expérience et d’organisation, sont surmontées car les animaux font du zèle. A l’image de Malabar, ce stakhanoviste qui a pour devise « Je vais travailler plus dur ». Dans l’extrait suivant, Orwell montre que tous les animaux ne sont pas aussi dévoués que Malabar, mais que, loin de l’exploitation, la fraternité entre les animaux est telle que personne ne leur en fait le reproche. 
« Oh, il leur fallut faire face à bien des difficultés. C’est ainsi que, plus tard dans l’année et le temps venu de la moisson, ils durent dépiquer le blé à la mode d’autrefois et, faute d’une batteuse à la ferme, chasser la glume en soufflant dessus. Mais l’esprit de ressource des cochons ainsi que la prodigieuse musculature de Malabar les tiraient toujours d’embarras. Malabar faisait l’admiration de tous. Déjà connu à l’époque de Jones pour son cœur à l’ouvrage, pour lors il besognait comme trois. Même, certains jours, tout le travail de la ferme semblait reposer sur sa puissante encolure. Du matin à la tombée de la nuit, il poussait, il tirait, et était toujours présent au plus dur du travail. Il avait passé accord avec l’un des jeunes coqs pour qu’on le réveille une demi-heure avant tous les autres, et, devançant l’horaire et le plan de la journée, de son propre chef il se portait volontaire aux tâches d’urgence. À tout problème et à tout revers, il opposait sa conviction : « Je vais travailler plus dur. » Ce fut là sa devise.
Toutefois, chacun œuvrait suivant ses capacités. Ainsi, les poules et les canards récupérèrent dix boisseaux de blé en recueillant les grains disséminés ça et là. Et personne qui chapardât, ou qui se plaignît des rations : les prises de bec, bisbilles, humeurs ombrageuses, jadis monnaie courante, n’étaient plus de mise. Personne ne tirait au flanc – enfin, presque personne. Lubie, avouons-le, n’était pas bien matineuse, et se montrait encline à quitter le travail de bonne heure, sous prétexte qu’un caillou lui agaçait le sabot. La conduite de la chatte était un peu singulière aussi. On ne tarda pas à s’apercevoir qu’elle était introuvable quand l’ouvrage requérait sa présence. Elle disparaissait des heures d’affilée pour reparaître aux repas, ou le soir après le travail fait, comme si de rien n’était. Mais elle se trouvait des excuses si excellentes, et ronronnait de façon si affectueuse, que ses bonnes intentions n’étaient pas mises en doute. Quant à Benjamin, le vieil âne, depuis la révolution il était demeuré le même. Il s’acquittait de sa besogne de la même manière lente et têtue, sans jamais renâcler, mais sans zèle inutile non plus. Sur le soulèvement même et ses conséquences, il se gardait de toute opinion. Quand on lui demandait s’il ne trouvait pas son sort meilleur depuis l’éviction de Jones, il s’en tenait à dire : « Les ânes ont la vie dure. Aucun de vous n’a jamais vu mourir un âne », et de cette réponse sibylline on devait se satisfaire. »

De l’autogestion au socialisme autoritaire
Progressivement, la Ferme des Animaux dévie de l’autogestion vers une forme de socialisme autoritaire, de capitalisme d’Etat. Au niveau économique, la Ferme s’ouvre vers l’extérieur. Les animaux ne produisent plus seulement pour leur propre subsistance, mais également pour l’exportation. Napoléon souhaite en effet commercer avec les fermiers des exploitations concurrentes, pour accroitre sa richesse et acheter ce que la Ferme des Animaux ne peut pas produire. Napoléon rationalise la production et met en place une planification autoritaire. Les cadences sont accélérées, les animaux doivent travailler sans relâche, le fruit de leur labeur ne leur est plus entièrement destiné. Une aliénation en a chassé une autre, seul l’exploiteur a changé de visage. De l’exploitation capitaliste au capitalisme d’Etat, les idéaux autogestionnaires ont disparus.

Par ailleurs, le pouvoir politique d’un cochon – Napoléon – devient plus grand que celui de la collectivité. Les décisions sont toujours prises démocratiquement par le conseil des animaux, mais Napoléon les influence fortement. D’abord, il a réussi à chasser Boule de Neige, son plus grand adversaire politique. En effet, pendant les premiers mois de la Ferme autogérée, Napoléon et Boule de Neige rivalisaient d’éloquence pour convaincre les animaux à propos des questions d’organisation – par exemple, faut-il exporter la révolution aux autres fermes ? Faut-il investir dans un moulin pour travailler moins ultérieurement ? Les débats étaient vifs et la raison semblait l’emporter. Cependant, un jour de conseil animal, Napoléon-Staline utilise sa milice privée – constituées de chiens féroces – pour chasser Boule de Neige-Trotski de la ferme et imposer ses vues aux autres animaux. Dès lors, la ferme perd son caractère démocratique et Napoléon dispose d’un pouvoir politique fort, sinon total. Ensuite, le cochon Brille-Babil a pour rôle de convaincre les animaux du bien fondé des décisions prises par Napoléon. A travers ce personnage, Orwell dénonce le rôle de la propagande dans le régime stalinien. De nombreuses pratiques autoritaires sont mises en lumière par Orwell : la milice privée terrorise les animaux et annihile toute contestation du pouvoir ; des procès et des purges sont organisées pour chasser les « traitres » ; des martyrs et des boucs émissaires sont désignés ; le chant Bêtes d’Angleterre est interdit ; un culte de la personnalité se développe autour de Napoléon ; des élections à candidat unique sont mises en place pour légitimer son pouvoir. Orwell insiste sur un élément caractéristique des régimes autoritaires : l’histoire de la Ferme est réécrite au gré des humeurs de Napoléon. Ceci montre le rôle de la mémoire dans la légitimité d’un pouvoir. Certains évènements historiques sont modifiés, voire même effacés de la mémoire collective. Un exemple illustre cette altération du passé : Boule de Neige s’était comporté en héros lors de l’insurrection qui a chassé les hommes de la Ferme. Il avait même reçu une distinction pour récompenser son comportement exemplaire. Après l’avoir expulsé de la Ferme, Napoléon minimise le rôle joué par Boule de Neige lors de la révolte. Plus tard, Napoléon nie même la participation de Boule de Neige à la révolte et l’accuse de traitrise. Un vieux proverbe datant de la Russie soviétique moque cette tendance du pouvoir en place à réécrire le passé : « on ne sait jamais de quoi hier sera fait ».


Certains animaux sont plus égaux que d’autres
Parallèlement à cette réécriture du passé, les cochons au pouvoir réécrivent les lois de la collectivité. Régulièrement, au réveil, les animaux découvrent que les lois fondamentales inscrites sur le mur de la ferme ont été modifiées pendant la nuit. Les évolutions juridiques cheminent toutes dans le même sens : permettre aux cochons de disposer de privilèges par rapport aux autres animaux. Une distinction radicale s’opère en effet entre l’élite bureaucratique, formée par les cochons intellectuels, et la masse des autres animaux, considérés comme des « animaux inférieurs ». Par exemple, les cochons s’arrogent le droit de s’habiller, de dormir dans les lits des hommes ou de boire de l’alcool. Ainsi, « Nul animal ne tuera un autre animal » devient « Nul animal ne tuera un autre animal sans raison valable » ; « Nul animal ne boira d'alcool » devient « Nul animal ne boira d'alcool à l'excès » ; « Nul animal ne dormira dans un lit » devient « Nul animal ne dormira dans un lit avec des draps ».
« On eut dit qu’en quelque façon, la ferme s’était enrichie sans rendre les animaux plus riches – hormis, assurément, les cochons et les chiens. C’était peut-être, en partie, parce qu’il y avait tellement de cochons et tellement de chiens. Et on ne pouvait pas dire qu’ils ne travaillaient pas, travaillant à leur manière. Ainsi que Brille-Babil l’expliquait sans relâche, c’est une tâche écrasante que celle d’organisateur et de contrôleur, et une tâche qui, de par sa nature, dépasse l’entendement commun. Brille-Babil faisait état des efforts considérables des cochons, penchés sur des besognes mystérieuses. Il parlait dossiers, rapports, minutes, memoranda. De grandes feuilles de papier étaient couvertes d’une écriture serrée, et dès qu’ainsi couvertes, jetées au feu. Cela, disait encore Brille-Babil, était d’une importance capitale pour la bonne gestion du domaine. Malgré tout, cochons et chiens ne produisaient pas de nourriture par leur travail, et ils étaient en grand nombre et pourvus de bon appétit. »
Ainsi, la maxime fondamentale « Tous les animaux sont égaux » se transforme en « Tous les animaux sont égaux. Mais certains sont plus égaux que d’autres ». Cette égalité se traduisait originellement de deux manières : aucun animal ne dispose de plus de pouvoir que les autres ; aucun animal ne dispose de privilèges ni de richesse supérieure. L’égalité politique a volé en éclat avec la prise de pouvoir de Napoléon et sa domination autoritaire. L’égalité économique et sociale va également s’effilocher progressivement, les cochons et leurs alliés s’accaparant de nombreux privilèges. Ici, c’est la dérive bureaucratique et inégalitaire du stalinisme qui est pointée du doigt.
« Benjamin, pour une fois consentant à rompre avec ses principes, lui lut ce qui était écrit sur le mur. Il n’y avait plus maintenant qu’un seul Commandement. Il énonçait :
TOUS LES ANIMAUX
SONT ÉGAUX
MAIS CERTAINS SONT PLUS ÉGAUX
QUE D’AUTRES.
Après quoi le lendemain il ne parut pas étrange de voir les cochons superviser le travail de la ferme, le fouet à la patte. Il ne parut pas étrange d’apprendre qu’ils s’étaient procurés un poste de radio, faisaient installer le téléphone et s’étaient abonnés à des journaux, des hebdomadaires rigolos, et un quotidien populaire. Il ne parut pas étrange de rencontrer Napoléon faire un tour de jardin, la pipe à la bouche, non plus que de voir les cochons endosser les vêtements de Mr. Jones tirés de l’armoire. Napoléon lui-même se montra en veston noir, en culotte pour la chasse aux rats et guêtres de cuir, accompagné de sa truie favorite, dans une robe de soie moirée, celle que Mrs. Jones portait les dimanches. »
A la fin de la fable, les cochons commercent, discutent et jouent avec les hommes. Rien ne permet d’ailleurs de distinguer les hommes des cochons – ces derniers ont même appris à marcher sur deux pattes. Une alliance improbable s’est nouée entre exploiteurs d’hier et bureaucrates d’aujourd’hui. Les cochons, meneurs de la révolution, se sont transformés en dictateurs et exploitent le reste des animaux. Les hommes, longtemps considérés comme l’ennemi de classe par excellence, redeviennent des amis fréquentables. On peut faire l’hypothèse qu’Orwell a prophétisé la situation actuelle, où les membres du Parti pendant le communisme sont devenus les capitalistes les plus éminents. Les principes égalitaires de la ferme sont souillés, l’émancipation des animaux n’aura pas lieu. La Ferme des Animaux peut redevenir la Ferme du Manoir.
« Dehors, les yeux des animaux allaient du cochon à l’homme et de l’homme au cochon, et de nouveau du cochon à l’homme ; mais déjà il était impossible de distinguer l’un de l’autre. »

Quand le sage montre la lune
D’aucuns voient dans cette fable autre chose que ce qu’Orwell a voulu montrer. Selon ces lecteurs mal avisés, La ferme des animaux serait une illustration du penchant totalitaire inhérent à toute entreprise politique d’amélioration du réel – une critique du socialisme en tant que tel. Orwell aurait voulu montrer qu’une belle idée – appelons la communisme, socialisme ou l’autogestion – ne peut que dériver vers un régime autoritaire, les hommes étant par nature à la recherche du pouvoir personnel maximum. Le seul outil que ces lecteurs possèdent étant  un marteau, ils ont vu ce livre d’Orwell comme un clou. Or, à la lecture de La ferme des animaux et des écrits politiques ultérieurs publiés par Orwell, on comprend que l’intention de cette fable est tout autre. Orwell a simplement souhaité faire une analogie historique, critiquer le stalinisme et montrer comment un magnifique progrès social a pu autant dévier de son intention originelle. Son but n’est pas de couper les jambes des progressistes. Son but est de montrer les obstacles à éviter pour qu’à l’avenir advienne une société meilleure. 

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