vendredi 2 juillet 2010

Chester Himes - La croisade de Lee Gordon

Chester Himes - La croisade de Lee Gordon, Le livre de poche (1971)

Avec La Croisade de Lee Gordon, Chester Himes a écrit un des grands romans du XXe siècle. Ce chef d’œuvre tire sa force de sa capacité à appréhender la grande histoire à partir de la petite. A partir du cas le plus singulier, illustrer une époque, un lieu. Ici, la description de quelques mois de la vie du Nègre Lee Gordon permet au lecteur de saisir finement la situation économique, politique, sociale et raciale américaine pendant la seconde guerre mondiale. L’histoire se déroule en 1943 en Californie. Lee Gordon est embauché par un syndicat de la Comstock Aircraft Corporation, entreprise qui produit des armes pour les soldats américains. La mission de Lee est de convaincre les travailleurs noirs d’adhérer au syndicat. Les noirs sont en effet peu syndiqués et les dirigeants du syndicat estiment qu’un noir sera plus à même de convaincre ses « frères de race ». Cet emploi est davantage une opportunité qu’une vocation pour Lee Gordon : au départ, lui-même n’est pas persuadé de l’utilité d’un syndicat pour représenter l’intérêt des travailleurs, surtout des travailleurs noirs. Cependant, la description de son parcours au sein de ce syndicat et la galerie de personnages rencontrés au cours de cette aventure permet à Chester Himes d’éclairer de nombreux aspects de la situation économique et idéologique américaine.

Anatomie de la condition noire aux Etats-Unis
La Croisade de Lee Gordon est avant tout un témoignage fort de la condition noire aux Etats-Unis dans les années quarante. Le vécu de la communauté noire est décrit de manière magistrale, ainsi que  les séquelles psychologiques qu’il entraine. A plusieurs reprises dans le roman, Himes s’interroge sur la pertinence de cette notion de communauté noire. Peut-on décrire la condition noire à partir de quelques cas particuliers ? Peut-on parler de communauté noire et faire comme si la vie de l’ensemble des noirs américains était identique ? Répondre à cette question par l’affirmative suppose une forte homogénéité des membres de cette communauté. Himes insiste sur le fait que décrire les Nègres comme s’ils agissaient, parlaient, pensaient comme un seul homme serait une réduction simpliste de la situation.
« Les Nègres ! « Les Nègres désirent ceci ! Les Nègres veulent cela ! Les Nègres sont ainsi ! » Sottises ! Je n’aurais jamais du employer un tel terme. Comment essayer de définir en quelques phrases les désirs, les opinions et les qualités de quinze millions d’individus tous différents les uns des autres par leur aspect physique, leur mentalité, leur caractère, leur âme ! » L’expression « les Nègres », prise comme un collectif, lui paraissait obscène. »
Pourtant, malgré les milliers de différences inhérentes à la condition humaine, Himes décèle des points communs chez l’ensemble des noirs américains, ce qui légitime de ce fait l’utilisation de la notion de condition noire. Subir les mêmes expériences depuis l’enfance, les mêmes relations avec les blancs, les mêmes regards, les mêmes paroles et les mêmes non-dits peut permettre de parler de communauté de destin sans essentialiser La race noire.
« Ce jour-là et les jours suivants Lee apprit en effet beaucoup de choses qui le découragèrent, le déprimèrent et le désolèrent. D’abord il comprit combien il connaissait mal les Nègres d’Amérique, ce qui était normal parce que, ayant toujours vécu farouchement isolé, il en avait peu fréquenté. Mieux il les connut, plus il s’effrayât car en les observant, il avait l’impression de s’examiner dans un miroir. Il retrouvait en eux tout ce qui l’avait obsédé : la peur, la méfiance, la rancune, le sentiment d’être une victime. Pour être devenus ce qu’ils étaient, il fallait que tous ces hommes soient passés par les mêmes tourments que lui, et sans doute les mêmes épreuves les attendaient-elles tous. Aucun n’échapperait à son destin.
Pourtant, il ne voulait pas se l’avouer à lui-même. Il écartait cette évidence comme si elle était aussi pernicieuse qu’un microbe, et cherchait à se persuader que les Nègres ne se ressemblent ni physiquement ni moralement Il y avait parmi eux des gorilles comme Luther et des hommes presque blancs. Certains sont illettrés, d’autres diplômés de quelque université, comme lui. L’un rit de ce que l’autre prend pour une injure. L’un considère comme une bonne affaire ce que l’autre juge catastrophique. »
Le même questionnement sur l’unité des noirs dans leur diversité est illustré par le passage suivant, dans lequel Himes décrit un groupe de travailleurs noirs rassemblés lors d’une réunion syndicale. On y remarque le souci du détail, l’humour et le regard humaniste porté sur les hommes qui caractérisent la plume de Chester Himes.
« Chacun était vêtu à sa manière : la femme portait un complet de toile rose-beige dont le pantalon lui moulait les fesses ; un des hommes exhibait un costume marron à rayures ; deux autres étaient en manches de chemise, et le quatrième avait enfilé un bleu de chauffe tout neuf, aussi amidonné que sa chemise blanche. Ils ne se ressemblaient en rien ; tailles, physionomies, couleurs, différaient énormément. L’un portait des moustaches, l’autre avait les cheveux appliqués à la gomme adragante. Un autre encore avait des dents en or ! Lee le soupçonna de les avoir fait mettre à la place de dents parfaitement saines et dans un but purement décoratif. Quant à la femme, elle se déplaçait dans un nuage de parfum rare et cher. Mais Lee fut obligé de convenir que malgré ces différences, ils avaient tous cet air craintif, commun aux ouvriers noirs. »
Dans un Etat, la Californie, où l’esclavage et la ségrégation ont été officiellement abolis, les noirs subissent encore quotidiennement discriminations et humiliations. Himes illustre ce quotidien par de nombreuses situations où le racisme est omniprésent et à peine masqué : lorsque Lee Gordon et sa femme, Ruth, s’installent dans un nouveau quartier, les voisins s’organisent pour les faire fuir car la présence de noirs ferait baisser le prix de leurs maisons ; au restaurant, Lee est toujours placé à l’écart pour ne pas effrayer la clientèle blanche ; Lee subit des insultes et un passage à tabac de la part de policiers blancs ; Himes relate un procès inique dans lequel un noir est inculpé pour un viol qu’il n’a de toute évidence pas commis… Au fil des pages les exemples se multiplient, ad nauseam. 
« Puis il craignait une mésaventure. Les gardiens de l’usine n’allaient-ils pas l’attaquer ? Que risquaient-ils ? Joe l’avait prévenu : le syndicat n’hésiterait pas à le désavouer. Certes, en tant que citoyen américain, Lee avait le droit de distribuer ces tracts. La loi l’y autorisait. Mais se réclamer de la loi est toujours futile quand on est Nègre. Les gardes n’auraient qu’à dire : « C’est un communiste, il faisait de l’agitation. » En dépit de toute justice et de toute loi, c’est eux qu’on croirait, et pas le Nègre Lee Gordon. »
S’ajoute à ce racisme ambiant un racisme manifeste de la part des « frères de classe », le prolétariat blanc. Contrairement à une vision angélique qui verrait les prolétaires unis, quelle que soit la couleur de leur peau, contre « l’ennemi de classe », Himes rappelle à quel point les ouvriers blancs américains ont pu être xénophobes. Les tensions raciales sont telles que les syndicats hésitent à prendre position explicitement en faveur de l’égalité raciale de peur de s’aliéner les adhérents blancs. Lee Gordon doit donc agir de manière autonome pour convaincre les travailleurs noirs d’adhérer à un syndicat dans lequel leur présence est vue d’un mauvais œil par les adhérents blancs.
Himes éclaire également la manière dont la question sexuelle s’articule avec la question raciale. Lee Gordon se comporte régulièrement de manière violente avec sa femme, physiquement ou verbalement. Il n’hésite par exemple pas à « posséder » Ruth lorsqu’elle n’est pas consentante. Il en tire un plaisir fort. Himes explique cette domination masculine par un mécanisme de revanche sociale : exhiber sa virilité de manière exacerbée permet de compenser le fait qu’au quotidien le noir n’est pas considéré comme un homme par la société.
« Durant six ans, elle avait subi les cruautés de Lee. Elle s’était résignée en espérant qu’il finirait par  échapper à ses terreurs chimériques et qu’il cesserait de se livrer à des pratiques avilissantes pour affirmer sa virilité dont le besoin l’obsédait. Pendant un certain temps – de longues années gâchées – , elle lui avait accordée sa confiance, elle avait cru le guérir en se soumettant à ses exigences. Elle s’était sacrifiée : parce que le monde entier refusait de la considérer comme un homme, elle lui avait permis d’affirmer sa force de mâle en la brutalisant. Elle avait alors le regard veule d’une chienne battue ou d’une prostituée. Observant le même stigmate dans les yeux d’autres Négresses, elle en concluait que bien des maris noirs agissaient comme Lee. »
Himes note d’ailleurs que si la femme noire est dominée dans son foyer, c’est au contraire l’homme noir qui souffre le plus fortement du racisme dans la société américaine.
« Le monde des Blancs, moins dur pour les Négresses que pour les Nègres, avait accordé quelques privilèges à Ruth. Dès qu’elle en avait profité, elle avait adopté les opinions des Blancs. Ses employeurs blancs souriaient d’un air condescendant quand elle parlait de son mari, et semblaient la plaindre. C’était pour cela qu’elle avait perdu confiance en lui. Elle n’avait pas compris que, dans une société dominée par les hommes, ce sont les mâles de la race opprimée qui sont le plus écrasés par leurs maîtres. »
Les relations amoureuses avec les femmes blanches sont également finement disséquées. Si, pour Lee Gordon et de nombreux noirs, la femme blanche représente un fantasme peu avouable, la réciproque est également vraie. Certaines femmes blanches, communistes pour la plupart, semblent particulièrement attirées par les hommes noirs. Ce phénomène est illustré par le cas de Mollie qui considère son conjoint Luther McGregor comme un jouet sexuel plus que comme un individu. De même, la militante communiste Jackie Forks entretient une liaison amoureuse passionnée avec Lee Gordon. La question raciale demeure néanmoins toujours présente en arrière plan : Lee se demande si cette femme l’aime « parce qu’il est noir », et il sait que le jour où elle le quittera, ce sera pour la même raison. Même dans les relations les plus intimes, l’amour ne rend pas aveugle des couleurs.
« - Qu’est-ce qui se passe, Jackie ? As-tu peur de moi ? »
A ce moment, la conscience d’être Blanche s’imposait à Jackie. Mais elle ne pouvait pas lui dire que la couleur de sa peau, qui l’avait pourtant attirée physiquement, lui répugnait désormais. Aussi, continua-t-elle à feindre de s’apitoyer sur Ruth. « Je ne peux pas faire ça à une femme de couleur, Lee.
-    Et pourquoi ?
-    Ce serait honteux, je te dis. Ma conscience me l’interdit. Je n’oserais jamais abuser ainsi de la situation.
-    Mais quelle situation ?
-    Je suis Blanche, Lee… Tu ne comprends pas ? Je suis une femme blanche et je n’ai pas le droit de faire souffrir une Négresse. »
Pendant un long moment, Lee la regarda d’un air hagard. Elle était blanche ! Il souffrit parce qu’elle lui rappelait ce qu’il n’aurait jamais dû oublier : qu’il appartenait à une race vile. S’en rendre compte l’émasculait. »
A travers cette anatomie de la condition noire américaine dans les années quarante, Himes livre une réflexion sur la montée latente d’un antisémitisme noir. Lee Gordon se focalise parfois sur la question juive. Il se permet même de jouer la concurrence des souffrances. Lors d’une soirée organisée par des communistes, il se met à dos l’assistance en contestant la nécessité de soutenir l’effort de guerre russe contre les nazis sous prétexte que les noirs américains seraient encore plus maltraités.
« Vous savez que l’antisémitisme se développe aux Etats-Unis de manière effarante ? Continua la femme.
-    Ah ! vraiment ? Combien de juifs ont été lynchés l’an dernier en Amérique ?
-    Pourquoi ? Je n’ai jamais entendu dire qu’on lynchait des juifs.
-    Eh bien, six Nègres l’ont été, l’an dernier… – Oui, monsieur Rosie Rosenberg, durant la première année de votre guerre contre le fascisme – et pas un seul juif ! Pourtant, vous dites que le problème noir est indivisible du problème humain. Rien que les lynchages démontrent le contraire. »
Mais l’antisémitisme noir, s’il existe, n’est pas si simple à saisir. A travers les discussions que Lee entretient avec Rosie Rosenberg, vieux communiste juif, Himes dresse un tableau complexe des relations entre communautés noires et juives. Himes tente de comprendre pourquoi un préjugé raciste à l’égard des juifs se développe chez certains noirs. Il en profite pour démonter un mythe étrangement persistant liant les juifs aux puissances de l’argent. 
« Et Rosie répéta sa question : « crois-tu que tous les juifs soient riches ?
-    Non, pas moi. Mais bien des Nègres se l’imaginent. N’ayant guère de contact avec les juifs que sur le terrain économique, ils s’imaginent que ces derniers contrôlent toute la fortune du monde. Dieu sait si nous autres, Nègres d’Amérique, savons quelle puissance donne l’argent ! Il nous semble donc que les juifs sont puissants, et qu’à ce titre, ils pourraient nous aider plus que quiconque.
-    Tout ça, c’est du roman, Lee. Il y a très peu de grands capitalistes juifs dans ce pays, et cela pour des raisons historiques. Les juifs n’ont immigrés qu’assez récemment. La plupart d’entre eux n’avaient pas les moyens d’acheter de la terre. Les propriétaires fonciers, les commerçants, les industriels chrétiens ne voulaient pas avoir affaire aux juifs et ne leur offraient que des emplois subalternes. Pour survivre, les juifs se sont lancés dans les affaires. Depuis lors, rien n’est changé. Les capitalistes gentils s’arrangent toujours entre eux pour barrer la route aux juifs et les empêcher de pénétrer dans le domaine des grosses affaires. Voila pourquoi quelques juifs, peu nombreux d’ailleurs, se contentèrent d’exploiter un terrain commercial à peu près vierge en ouvrant des magasins dans les communautés nègres. Les Gentils dédaignèrent ce trafic par préjugé racial et aussi par caractère. Les hommes d’affaires chrétiens n’aiment pas le petit négoce qui rapporte peu. C’est celui-là qui leur parait avilissant. On trouve bien peu de noms juifs parmi les dirigeants de l’industrie automobile, de l’industrie de l’acier, de l’aluminium, du charbon, du pétrole, dans les affaires de distribution d’eau, de gaz, et d’électricité. Ceux qui ont réussi à faire leur trou, l’ont fait comme ils le pouvaient, en général au prix de grandes difficultés. Eux aussi  on les a tenus à l’écart, comme vous. On les a moins persécutés que les Nègres, et surtout moins brutalement, mais ils subissaient un régime d’oppression économique étouffant, qui les a peut-être rendus âpres au gain, durs et peu scrupuleux. »
Ainsi, un certain antisémitisme se développerait en réaction au fait que les noirs se sentent exploités par les juifs, dans la mesure où les noirs sont davantage au contact des juifs dans leurs affaires quotidiennes que des chrétiens blancs. Par ailleurs, selon Lee Gordon, de nombreux noirs soupçonnent les juifs d’être antinègres. A travers le personnage de Rosie Rosenberg, Himes montre comment les tensions communautaires profitent toujours aux puissants, car elles éloignent les hommes des problématiques réellement émancipatrices. Comme le disaient Marx et Engels, « l’antisémitisme est le socialisme des imbéciles. » 
« Rosie demanda l’addition en riant. Quand le garçon s’éloigna Lee reprit avec bonne humeur : « Tu ne m’as pas encore expliqué pour quelle raison valable les Nègres ne devraient pas être antisémites ?
-    Eh bien, en voici une : le Nègre a des ennemis bien plus redoutables que le juif. »
Alors Lee éclata de rire : « Tu as toujours le dernier mot. » »
A un niveau plus général, Chester Himes montre que l’accumulation de ces brimades, de ces humiliations, de ces rapports humains biaisés par la couleur de peau produit des effets durables sur la psychologie des noirs.
« Il faut se rappeler que, lorsqu’on parle d’oppression au sujet des Noirs américains, il s’agit d’un asservissement complet de l’âme, de l’esprit et du corps. Nul ne peut sonder, ni même soupçonner, la profondeur des blessures psychiques, mentales et physiques infligées aux esclaves durant trois cents années. Mais il se pourrait que de telles blessures aient des effets héréditaires comme les séquelles de la syphilis. »
Une conséquence particulièrement nocive semble être l’acceptation de la domination, l’intégration de l’infériorité sociale, l’auto-exclusion par les noirs eux-mêmes. Si l’avenir est largement bloqué du fait de la discrimination subie par les noirs, il l’est également parce que leur propre ambition demeure bornée. La ségrégation a produit des effets atrophiant sur le comportement et le tempérament même des noirs. 
« Sa voix n’était plus la même quand il parlait à un Blanc. Parce qu’il cherchait à accentuer parfaitement ses mots, il hésitait un peu et allait même jusqu’à bégayer. »
 Une discussion entre Lee et Ruth illustre particulièrement la situation psychologique abominable dans laquelle se trouve les membres de la communauté noire américaine dans les années quarante. Lee est tellement pessimiste sur l’avenir de sa communauté qu’il met un terme au désir de maternité de sa femme.
« A quoi bon mettre au monde des enfants noirs qui seront victimes de préjugés, comme nous. »
 Lorsqu’il relate les souvenirs d’adolescence de Lee Gordon, Himes met en lumière les tiraillements internes du noir qui grandit dans un pays de blancs. Lee Gordon est scolarisé dans une école où il est le seul noir et sa différence fait naître en lui des sentiments contradictoires. Il alterne notamment entre fierté et honte, et se demande si la domination que sa communauté subi n’est pas légitime. Peut-être que si les noirs sont dominés, c’est parce qu’ils appartiennent effectivement à une race inférieure. Les contenus scolaires enseignés au jeune Lee semblent attester cette infériorité du noir.
« En 26, à quatorze ans, il fréquentait encore la même école sans s’être fait le moindre camarade. Ses condisciples blancs ne le persécutaient pas : ils l’ignoraient. Lee se contentait d’aller en classe, d’apprendre ses leçons et de faire ses devoirs, mais ne participait à aucune activité post-scolaire.
Rien de ce qu’on lui avait enseigné ne le rendait fier d’être Nègre et tout concourait, au contraire, à lui inspirer un sentiment de honte. Il avait appris incidemment qu’à la suite d’une guerre civile les nègres américains avaient été libérés de l’esclavage, mais il n’avait jamais lu le nom d’un Nègre dans l’histoire de son pays, et tous ceux dont il entendait parler autour de lui n’étaient que des domestiques. Quand on l’interrogeait sur sa nationalité il ne savait pas s’il devait répondre : « Américain » ou « Nègre ».
Il en arriva à se demander s’il ne manquait pas quelque chose aux nègres : peut-être était-ce pour cela qu’on ne les considérait pas tout à fait comme des hommes. Après les séances de gymnastique, en prenant sa douche avec ses condisciples blancs, il les observa à la dérobée. Mais il n’y avait pas de différence entre eux et lui, sinon la couleur de la peau. Apparemment les petits Blancs ne possédaient donc aucun attribut de supériorité. »
Avec ce livre, le lecteur contemporain comprend que le discours actuel sur la diversité n’est pas récent. Dès la première moitié du vingtième siècle, diverses organisations tentent d’atténuer la contestation raciale en réservant ostensiblement certains postes à des noirs. Ainsi, dès 1943, dans la Comstock, une politique d’affirmative action existe avant l’heure : dix pour cent de Noirs aux Etats-Unis, dix pour cent d’ouvriers noirs dans l’usine. De même, Foster a donné de l’avancement à quelques noirs pour prouver qu’il n’a pas de préjugés. Cette discrimination positive s’observe également dans les syndicats ou les partis politiques. Lee Gordon devient le premier homme de couleur appointé par un syndicat à Los Angeles ce qui constitue un signal fort envoyé à la communauté noire.
« Quand elle était revenue de son travail, le soir même, il lui avait raconté comment il avait réussi à se faire embaucher par le syndicat : l’agent d’affaire Andy Carter, un ancien camarade d’école, lui avait donné le tuyau. Apprenant que le syndicat cherchait un organisateur noir, Lee s’était affairé à solliciter des recommandations, et faire jouer toutes les relations dont il disposait.
« Mais comment se fait-il que l’on t’aie embauché, toi qui n’a aucune expérience dans ce domaine ? lui avait-elle demandé.
-    On m’a pris simplement parce que je suis Nègre et parce que le syndicat a besoin d’un homme de notre race pour recruter les travailleurs noirs. »
Comme on peut le voir, les noirs qui profitent de cette situation ne sont pas dupes. Ils savent qu’ils ne doivent pas leur situation uniquement à leur propre mérite, mais également à la couleur de leur peau. Cette situation génère des sentiments ambigus chez les noirs : certains se sentent dévalorisés et utilisés cyniquement par les blancs ; d’autres, comme Luther McGregor, profitent largement de cette situation, conscients qu’ils sont à la fois les instruments de la bonne conscience des dominants et de la légitimation de leur domination.
 « Tant que je serai noir et laid, le parti aura besoin de moi. Parce que je lui sers de pièce à conviction. Plus il lâche les autres Noirs, plus ils les laissent tomber, plus ils les livrent aux capitalistes, plus ils ont besoin de moi, pour cacher leur jeu. Ils exhibent Luther, pour prouver qu’ils chérissent toujours les Nègres dans leur cœur. Pour me garder à leur service, ils veilleront toujours à ce que j’aie des femmes blanches autant que j’en voudrai. Si ce n’est pas celle-ci, ce sera une autre. Ils me joueront la comédie. Ils feront semblant de me traiter d’égal à égal. Mais ils ne me considèrent pas du tout comme un égal. Au fond de leur cœur, ils pensent que je suis un Nègre. Ils peuvent penser ce qu’ils veulent, je m’en fous !  Je me contente d’accepter leur galette pour être leur Nègre, leur homme-sandwich, leur pièce à conviction. »
 Avec ce roman Chester Himes souhaite donc exposer au lectorat blanc les conditions d’existence de la communauté noire. C’est pourquoi il insiste aussi lourdement, sans jamais être lourd, sur cette expérience quotidienne que représente l’expérience de la domination raciale. Cependant, Himes semble conscient du fait que, quelle que soit la finesse et la précision de la description, il est impossible de comprendre réellement de quoi il en retourne pour quiconque n’a pas vécu personnellement cette situation.
 « On ne sait jamais bien ce qu’on apprend facilement. Ainsi, tu n’aurais jamais su ce que signifiait être un Nègre si tu n’avais souffert d’en être un. »

 De la question raciale à la question sociale
Un des nombreux mérites du livre de Chester Himes est de lier de manière complexe la question raciale à la question sociale. Lee Gordon n’est pas seulement un noir dans un pays dominé par les blancs ; il est également un syndicaliste noir au contact direct du monde du travail. A travers le parcours de Lee Gordon dans son syndicat, Himes décrit les conditions de travail au sein des entreprises américaines pendant la seconde guerre mondiale, les difficultés rencontrées par les syndicalistes dans leur volonté de structurer la classe ouvrière et les nombreux stratagèmes utilisés par les possédants afin d’éviter que les travailleurs ne s’unissent.
Himes montre la situation difficile dans laquelle se trouve le syndicalisme américain pendant la seconde guerre mondiale. Le contexte ne joue en effet pas en faveur d’une structuration politique des ouvriers. D’une part, l’effort de guerre incite au patriotisme et à une politique d’union sacrée au niveau national –  les syndicalistes ne voulant pas passer pour des traitres ; d’autre part, en cette période de prospérité économique, la situation des travailleurs est objectivement très satisfaisante en terme d’emploi et de rémunération. Le chômage,  quasiment nul, ne joue pas son rôle d’armée de réserve dans la mesure où de nombreux hommes sont au front. Les périodes de guerre sont de celles où le rapport de force est favorable aux travailleurs sans qu’ils aient besoin de lutter. La pénurie de main d’œuvre donne de la valeur aux travailleurs et le patronat doit adoucir ses pratiques pour ne pas faire fuir les bras disponibles. Ainsi, le syndicat n’a pas de revendication précise et immédiate à porter. La mobilisation des ouvriers repose surtout sur l’avenir : il est important de s’unir aujourd’hui car demain, lorsque la guerre sera finie, la situation sera moins favorable et seuls des syndicats forts pourront s’opposer à l’exploitation. Or, on sait que l’avenir ne constitue pas un argument de poids dans les processus de mobilisations.
« La situation ne nous permet pas de faire de l’agitation. Ce serait manquer de patriotisme. Mais comment recruter sans agitation ? Pis encore, nous n’avons pas le moindre prétexte pour susciter des conflits. La direction de l’usine applique déjà le programme syndical quant à l’avancement du personnel. Elle a besoin d’ouvriers et fait tout ce qu’il faut pour en avoir : assurance-accident, primes de rendement, etc., enfin, nous n’avons rien à réclamer. Mais il faut penser à l’avenir. Ca, c’est notre rôle. Nous n’avons rien à promettre pour l’immédiat. Foster le sait et ne se fait pas de bile. Cette canaille nous laisse tous les soucis quant à l’avenir du prolétariat.
Pour sauver cet avenir, nous devons organiser les ouvriers, constituer de fortes sections syndicales dans toutes les usines. D’ici deux mois, on élira un comité d’entreprise. Il faut que nos hommes soient élus. L’avenir en dépend. La situation actuelle ne durera pas éternellement ; si les syndicats ne sont pas assez forts à la fin de la guerre, les prolos en verront de dures. »
Lorsque Smitty, cadre du syndicat, forme Lee Gordon à sa mission, il lui explique clairement à quel point celle-ci est importante pour l’avenir de la classe ouvrière mondiale. A la fin de la guerre, les regards se tourneront vers la grande puissance que constituent les Etats-Unis, et probablement vers une région en industrialisation telle que la Californie. Ainsi, il est nécessaire que les syndicats imposent un modèle social en faveur des prolétaires, car ce modèle risque d’être imité partout dans le monde. L’enjeu n’est pas uniquement local ni même national, il est international.
« - Dis moi, Lee, as-tu remarqué que 90% des gens qui travaillent sont des prolétaires ou presque ?
-    Tu exagères peut-être un peu.
-    Non. Tout salarié est un prolétaire. Evidemment, les cadres ne sont pas aussi prolétarisés que les manœuvres, les journaliers agricoles et les petits employés. Mais, dans une certaine mesure, techniciens, médecins, avocats, sont presque des prolos. Quiconque ne possède pas un capital lui permettant de faire travailler autrui est un prolétaire. Tôt ou tard, tout le monde comprendra cette vérité.
-    Peut-être. Mais ce sont les ouvriers des usines que nous devons organiser.
-    Pour le moment, c’est notre but essentiel. Voila pourquoi le travail que nous entreprenons ce matin est si important, dit Smitty en frappant sur le volant d’un geste énergique. Tout sera beaucoup plus simple quand les ouvriers des usines de guerre se seront syndiqués.
-    Oui. Et, comme toujours, c’est le premier pas qui coûte le plus.
-    Tout juste ! Tout l’avenir du syndicalisme dépend de notre réussite.
-    Je m’en rends compte », répondit Lee qui paraissait attentif mais écoutait à peine. Il avait hâte d’arriver et de voir comment l’accueilleraient les membres du Comité Syndical d’Usine. Ce premier contact l’effrayait à l’avance et c’est pourquoi il lui tardait d’en être débarrassé.
Cependant, Smitty continuait : « Au point de vue industriel, la Californie est presque vierge, mais dans cinq ou dix ans ce sera peut-être le centre de gravité des Etats-Unis. L’Etat est vaste, le climat bon, les impôts pas trop lourds, la vie assez bon marché. Le Pacifique nous ouvre tout le marché asiatique. Si les fascistes du cru ne chassent pas le prolétariat à force de le terroriser, toute l’industrie automobile se concentrera peut-être en Californie. Pour clore le bec des fascistes, il suffit d’organiser le prolétariat en syndicats puissants.
-    Tout à fait d’accord.
-    Lee, enfonce-toi bien dans la tête que le sort du prolétariat mondial dépend de toi dès aujourd’hui. En effet, à la fin de cette guerre, il calquera son attitude sur celle des ouvriers de chez nous ; les ouvriers américains suivront l’exemple de leurs camarades californiens ; ces derniers seront plus ou moins attachés à leurs syndicats selon que nous réussiront ou non à organiser les travailleurs de la Comstock. »
Cependant, la mission de Lee est ardue. Non seulement le contexte général n’est pas propice au syndicalisme, mais les noirs sont particulièrement peu enclin à se syndiquer. Ils ont une réputation de briseurs de grèves, de jaunes, d’alliés des patrons. Ainsi, un élément récurrent dans le livre consiste à décrire l’affluence des réunions syndicales : les rangs sont clairsemés, signe que le syndicalisme ne fait pas recette, mais la proportion de travailleurs noirs est encore plus faible. Selon Smitty, cela s’explique par la propagande médiatique et patronale antisyndicale et par le manque de socialisation politique de ces travailleurs qui découvrant tardivement le travail en usine.
« Et maintenant je vais t’expliquer ce qu’on attend de toi et ce que nous avons l’intention de faire. Pour la plupart, les ouvriers de la région n’ont jamais travaillé dans l’industrie. Ils viennent presque tous du Vieux-Sud et ont horreur du syndicat. On leur a tellement bourré le crâne que, pour eux, le syndicalisme est une organisation russe. Ils ont lu ça dans leurs journaux et ils y croient. Ils n’ont jamais gagné autant d’argent et n’ont jamais travaillé dans des conditions aussi agréables. Ca ne facilite pas notre tâche. Le patronat excite leurs sentiments patriotiques. Certains ouvriers sont si ignorants qu’ils s’imaginent trahir la Patrie en adhérant au syndicat. Les patrons ont organisé des salles de récréation dans l’usine et embauchent des orchestres pour jouer dans les réfectoires. On danse presque tous les soirs à la boite. Pour les pauvres culs-terreux fraichement débarqués de leur bled, c’est la fête perpétuelle. Les patrons ne perdent pas le nord. Leurs ouvriers n’ont même pas besoin d’acheter un journal : la compagnie leur en distribue un gratuitement : Le Condor de la Comstock. »
A travers les mots de Lee Gordon, Himes souhaite également montrer au lecteur blanc que les noirs ont de bonnes raisons de se tenir éloignés des syndicats. Si on replace les choses dans leur contexte, un ouvrier noir a de meilleures perspectives d’avenir s’il joue la carte de la réussite individuelle par rapport à celle de la promotion collective du groupe par la lutte. En effet, les revendications portées par les syndicats – avancement à l’ancienneté, derniers entrés premiers sortis en cas de licenciements – ne conviennent pas aux noirs, qui sont toujours les derniers entrés dans l’entreprise. Ce que les syndicalistes blancs n’ont jamais compris, c’est que si les ouvriers noirs ne se comportaient pas de manière solidaire avec le prolétariat, ce n’est pas pour des raisons culturelles ou raciales, mais pour des raisons économiques. Les noirs n’avaient tout simplement pas intérêt à se syndiquer.
« Actuellement la direction de l’usine ne fait apparemment aucune distinction entre les ouvriers noirs et les blancs. Quand le syndicat sera organisé, rien ne changera. Il n’y a pas de contremaitre et de chefs d’atelier noirs. C’est normal puisque les cadres sont nommés à l’ancienneté. Dans ce domaine, la direction de l’usine se conforme déjà au programme syndical. Ce système d’avancement fait nommer des Blancs aux emplois les mieux payés et embaucher des Nègres pour occuper les postes subalternes. Le syndicat n’y changera rien. Rien ! puisque les syndicalistes considèrent l’avancement à l’ancienneté comme un système honnête et juste. De même, le programme syndical tend a faire débaucher d’abord, en temps de crise, les derniers venus. Mais les Nègres trouvent ça injuste. Selon eux, le premier embauché doit aussi être le premier débauché. C’est normal puisqu’ils sont toujours les derniers sur les listes d’entrée. On ne les embauche que lorsqu’on ne trouve plus d’ouvriers blancs. A cela les patrons répondent : « Mais bien sur, puisqu’il n’y a pas d’ouvriers qualifiés parmi les Noirs, nous préférons embaucher les Blancs. » Comment un homme deviendrait-il qualifié dans son métier si on ne lui laisse que rarement l’occasion d’acquérir de l’expérience ?
Quant à l’avancement, il en va de même. Si la direction appliquait le système d’avancement au choix, les Nègres pourraient à la rigueur espérer – à force d’application, de travail, d’astuce, de mouchardage, voire de maquereautage – accéder à des emplois mieux payés. Au fond, ils acceptent volontiers les discriminations raciales quand elles leurs servent parce qu’ils y sont habitués. Et le syndicat leur nuit plus qu’il ne les favorise. »
Par ailleurs, Himes pointe un autre problème ignoré des syndicalistes blancs dans leurs relations avec les ouvriers noirs : si le syndicat peut avoir une influence positive sur les carrières à l’intérieur de l’usine, il est muet et inutile sur les rapports sociaux en dehors de l’usine. Or, dehors, les noirs ne sont pas les égaux des blancs, et le syndicat peut difficilement changer cet état de fait. Ceci explique le fatalisme présent chez certains ouvriers noirs et la distance qu’ils peuvent entretenir vis-à-vis des syndicats. Il faut une pensée politique fortement structurée pour se mobiliser spécifiquement dans la sphère professionnelle alors qu’on est dominé et exploité dans toutes les sphères sociales simultanément.
« N’essaie pas d’éluder la question, Smitty. Le problème se pose ainsi : nous promettons aux ouvriers noirs une égalité que nous ne pouvons leur donner.
-    Pourquoi ne le pourrions-nous pas ?
-    Parce que vous n’avez d’influence que dans l’usine. Or, les Nègres ne vivront jamais sur un pied d’égalité avec leurs camarades blancs dans l’usine s’ils ne jouissent pas de la même égalité dans la rue, et surtout devant le guichet d’embauche.
-    Bien sur, Gordon. Si le syndicat s’en tenait strictement aux questions professionnelles, tu aurais raison. Mais les dirigeants locaux et fédéraux agissent sur le plan politique.
-    Quelle action politique ? Où ? Quand ? Le syndicat ne peut pas exiger des patrons qu’ils embauchent des noirs.
-    Somme toute, Gordon, le syndicalisme ne t’inspire pas confiance ?
-    Si, répondit Lee. Mais puisque je suis chargé de recruter des ouvriers de couleur, je dois t’expliquer quelles sont les réactions de ces derniers. Ils posent un problème que tous les dirigeants des syndicats doivent comprendre.
-    Et ce problème, Lee, essaies-tu de le simplifier ou de le rendre plus confus ?
-    J’essaie de t’en expliquer les données si tu consens à m’écouter.
-    Mais je t’écoute, je ne fais que ça !
-    C’est moi qui doit faire entendre aux ouvriers nègres que le syndicat est une organisation parfaitement démocratique dans laquelle ils jouissent de droits égaux à ceux de leurs camarades blancs. Et à toi, je dois te faire entendre comment les ouvriers nègres comprennent l’égalité. Pour nous, Nègres, l’égalité c’est plus que l’égalité. C’est les privilèges. Sans privilèges nous ne sommes pas les égaux des autres. »
Au cours de ses discussions pour convaincre les ouvriers noirs, Lee recense de nombreuses critiques à propos du syndicat. Une critique récurrente concerne les liens supposés entre le syndicat et les communistes. Les travailleurs ne font pas la distinction entre les deux organisations et pensent que le syndicat est un organe du parti communiste – ce préjugé étant confirmé par les tentatives de noyautage du syndicat par les communistes. Lee s’évertue à montrer aux ouvriers qu’il est possible de défendre les intérêts des travailleurs sans pour autant être communiste. Certaines critiques sont liées aux questions raciales, et d’autres concernent le principe même du syndicat. Voilà quelques-unes de ces remarques :
« L’un lui suggérait ceci : « Laissons les Blancs s’organiser à leur façon, et formons un syndicat à nous. Comme ça, nous n’aurons pas d’ennuis. » Un autre disait : « Dans les syndicats, les Nègres tiennent toujours le plus sale bout du bâton. » D’autres encore prenaient le syndicat pour une sorte de « racket » à la protection. »
 Si le gouffre entre prolétaires noirs et organisations syndicales est large, la rupture n’est pas totale. Lee Gordon réussit tout de même à convaincre quelques travailleurs et travailleuses de venir assister aux réunions syndicales. Certains ouvriers se syndiquent pour des raisons purement politiques, dans le but de s’unir et de s’organiser face à l’exploitation patronale. Mais Chester Himes note de manière assez fine que les motivations pour entrer dans l’action collective ne sont pas toujours purement rationnelles. Pour de nombreux ouvriers, adhérer au syndicat, assister aux réunions, est davantage un moyen de faire des rencontres, de passer du bon temps avec des camarades, que de discuter des positions stratégiques et de s’organiser en attendant le grand soir. Himes illustre ici la différence entre les fonctions manifestes et les fonctions latentes d’un syndicat.
« Un homme commanda du muscat en faisant un calembour assez tiré par les cheveux. Lee s’en tint à la bière. Après la première tournée, une des femmes déclara ravie : « Eh bien maintenant j’ai compris que je me plairai dans ce syndicat.
-    Vous n’avez pas encore assisté à la réunion, remarqua Lee.
-    La réunion ? Je m’en fiche, des réunions : ce qui m’intéresse c’est de boire un verre avec les copains. »
 Au-delà de ces explications, un autre élément est nécessaire pour comprendre la difficulté du syndicat à mobiliser les prolétaires. Il s’agit de l’ensemble des stratégies patronales. Le patron de la Comstock, Foster, aidé de ses alliés, use de multiples stratégies dans le but d’affaiblir le syndicat. La stratégie la plus douce et la moins visible est le paternalisme. Foster n’exploite pas ses ouvriers, les salaires sont bons, les noirs sont traités aussi bien que les blancs. Des activités divertissantes sont organisées, des journaux sont distribués, ainsi qu’une assurance-santé. Pour s’assurer la fidélité des travailleurs, Foster offre du pain et des jeux. Mais certains ne sont pas dupes et comprennent que même douce et parfois agréable, la domination patronale demeure injustifiée. D’autres stratégies sont ainsi mobilisées pour briser la solidarité naissante et les tentatives d’organisation des ouvriers. La direction tente de corrompre les travailleurs liés au syndicat, et les rumeurs d’espionnage se multiplient. Foster utilise également la stratégie traditionnelle de la récupération des adversaires, en essayant de s’approprier les membres les plus éminents et les plus charismatiques du syndicat. Ainsi, Foster convie Lee Gordon et sa femme dans sa somptueuse demeure et lui propose un pont d’or pour devenir responsable du personnel à la Comstock. Une autre stratégie est d’attiser les rivalités communautaires, de dresser les noirs contre les blancs, et inversement. Dans l’extrait suivant, Charles, l’homme à tout faire de Foster, tente de convaincre Lee de quitter le syndicat. Ses arguments sont communautaires : Foster assurerait mieux que le syndicat les intérêts de la communauté noire ; les communistes ont tourné le dos aux noirs pendant la guerre. L’agrégation de ces diverses stratégies, ajoutée au contexte de la guerre, contribue à éteindre le feu de la contestation à l’intérieur de l’usine. 
« Charles [le secrétaire/homme à tout faire de Foster] reprit : « Les dirigeants du syndicat n’hésitent pas à traiter M. Foster de sale capitaliste. Pourtant, la direction de la Comstock a moins de préjugés à l’égard des Noirs. M. Foster embauche des gens de couleur dans tous les ateliers et les paie exactement au même tarif que les Blancs. Où sont vos amis, où sont vos ennemis dans cette affaire ?
-    Mais je n’ai jamais considéré M. Foster comme un ennemi. Le programme syndical réclame précisément l’impartialité dont M. Foster fait preuve à l’égard des Noirs. Nous n’avons rien de plus à réclamer.
-    Je ne suis pas d’accord, dit Charles. Votre syndicat est entre les mains des communistes, et vous savez quelle est leur attitude à l’égard des Noirs depuis le début de la guerre. »
Enfin, Himes souligne que, dans cette lutte entre bourgeois et prolétaires, les patrons peuvent toujours compter sur leurs alliés traditionnels que sont la presse, la justice, la police et l’armée. Les communistes et les syndicats sont décriés à longueur de colonnes dans les journaux ; les militants sont souvent contrôlés et menacés par la police ; les révoltes sont réprimées de manière brutale par les forces de l’ordre. Himes conclue d’ailleurs son roman sur l’exemple d’une manifestation pacifique organisée à la Comstock et réprimée dans une violence folle par la police. 
« Le lendemain matin, tous les quotidiens tonnaient contre le syndicat. Le complot était évident. Les journaux prétendaient que les communistes se proposaient de manifester devant les grilles de la Comstock Aircraft Corporation en dépit des règlements militaires interdisant tout attroupement. Dans des éditoriaux plein d’hypocrisie, on conseillait aux ouvriers de ne pas se mêler à cette affaire qui pouvait très facilement se transformer en émeute sanglante. On publiait aussi des déclarations du commissaire de police et du shérif qui avaient pris les dispositions nécessaires : ils enverraient leurs hommes protéger les biens de la Comstock. Quant au général commandant d’armes de Los Angeles, il avait, disait-on, adressé un avertissement au syndicat. »

 Capitalisme, réformisme et communisme
La croisade de Lee Gordon met également en lumière le climat politique existant aux Etats-Unis après la crise de 1929. A travers les portraits qu’il esquisse, Himes dévoile certains traits saillants de la vie politique américaine. Trois grandes orientations idéologiques sont notamment présentées : le capitalisme des classes possédantes, le réformisme non théorisé de la grande masse des travailleurs et le communisme.

Les membres de la bourgeoisie sont personnifiés par le personnage de Louis Foster, directeur de la Comstock. L’entreprise ne lui appartient pas, mais, à cette époque, le directeur dispose d’un pouvoir encore plus important que les actionnaires. Sur un plan politique, le communisme, le socialisme et toute autre forme d’appropriation des richesses et du pouvoir par le peuple sont absolument méprisés par Foster. La redistribution des revenus est considérée comme injuste et autoritaire. La peur de perdre pouvoir et richesse est omniprésente chez les bourgeois. Pour Foster et les membres de sa classe sociale, le système capitaliste de libre entreprise constitue le meilleur des mondes, dans la mesure où il donne à chacun la chance de réussir. Cette pensée méritocratique, le mythe tenace du « rêve américain », légitime l’existence et le maintien d’inégalités incommensurables entre gagnants et perdants. Si chacun a eu sa chance, il mérite sa propre condition.
« - Vos parents étaient commerçants, Lee ? demanda Foster.-    Non, monsieur. C’étaient des domestiques. »Le souvenir de ses origines avait suffi à lui faire employer ce terme de déférence.« Et vous avez fréquenté l’Université ?-    Oui, celle de Los Angeles. Ma mère m’y aida et j’ai travaillé pendant mes études.-    Quel grand pays que l’Amérique ! » dit Foster d’un ton ému. Et il était sincère, car le libéralisme des Américains en matière d’instruction était un de ses sujets d’orgueil. Il était convaincu que chaque Américain, pourvu qu’il soit doit d’ambition et que la fortune lui sourie, peut, à force de persévérance, devenir l’homme le plus influent et le plus puissant du pays – même Président des Etats-Unis Il regrettait seulement qu’il en soit ainsi pour les femmes qu’il ne considérait pas comme les égales des hommes, pour les Nègres qui n’étaient pas des hommes à ses yeux, pour les juifs, auxquels il n’accordait pas le titre de citoyens américains, et pour les immigrants dont la seule pensée lui faisait horreur. Ni lui ni les siens n’avaient jamais eu, depuis des générations, à lutter pour s’imposer, ni même à travailler pour gagner leur subsistance. Mais il n’en croyait pas moins fermement à la légende américaine. Qu’elle soit vraie ou fausse lui importait peu. En voyant Lee, il se disait que, nulle part ailleurs sur la surface du globe, un Nègre, fils de domestiques, ne pouvait entrer dans une Université et en sortir avec un diplôme. Il répéta : « il n’y a pas un pays semblable au nôtre.-    Non, il n’y en a pas, répondit Lee qui ne donnait pas le même sens à cette phrase.-    Et voilà le problème que nous affrontons aujourd’hui, dit Foster. Continuerons-nous à vivre suivant les principes de la démocratie, ou bien nous laisserons-nous asservir par une poignée de charlatans et de communistes ? »
Louis Foster a opté pour l’exil deux ans après l’élection de Roosevelt en 1932. Il considérait en effet les lois instaurées par le candidat démocrate comme une application pratique du communisme. La politique fiscale est notamment haïe – politique ayant permis une forte compression des inégalités de revenu aux Etats-Unis. Ainsi, le communisme est abhorré et le rouge, ennemi intérieur, doit être combattu. La société américaine, pour demeurer un pays libre récompensant les méritants, doit expurger du corps social toute forme de collectivisme.
« Il exécrait tant Roosevelt qu’il était incapable de dissimuler sa haine. Il ne le détestait pas seulement en tant que Président, parce qu’il le considérait comme un brouillon, un socialiste, un séide de Staline ; mais il l’abominait aussi comme individu, l’accusait de trahir ses ancêtres et de profaner les traditions américaines. « Un fumier d’infirme ! Il a toute la lâcheté et l’ignominie des stropiats ! » disait-il volontiers.En 34, vivre sous le gouvernement de Roosevelt lui fût si insupportable qu’à quarante-six ans il ferma les aciéries dont il avait hérité et s’exila de son propre chef. Quoi qu’il arrivât de désagréable dans sa vie privée, même à l’étranger, au cours de ses voyages, il en blâmait Roosevelt. Il l’accusait de l’avoir ruiné et de s’être emparé de la présidence uniquement pour lui nuire, à lui, Foster, en introduisant le communisme aux Etats-Unis.  Quand il recevait ses feuilles d’impôts, il tempêtait contre Marx plus que contre le ministre des finances Morgenthau. Quand on lui faisait remarquer cette bizarrerie, il s’exclamait : « Mais c’est le même homme ! » Quand les Japonais attaquèrent les Etats-Unis, il s’en prit encore au président : si un autre individu, quel qu’il fût, avait gouverné son pays, les Japonais n’auraient même pas osé respirer en songeant à l’Amérique. Il était déjà de retour aux Etats-Unis parce que la guerre avait éclaté en Europe. Maintenant encore, en pleine guerre, penser à Roosevelt le rendait fou.Mais Lee ignorait cette phobie et dit à tout hasard : « Au temps de la Crise, la politique sociale de Roosevelt nous a évité une révolution. »
Cette dernière phrase est importante. Himes y sous-entend que, dans leur grande majorité, les membres des classes laborieuses ne sont pas séduites par l’idéologie communiste. Au même titre que les possédants, mais pour des raisons différentes, le communisme fait peur au peuple. C’est notamment la question de la liberté qui éloigne les travailleurs de la tentation communiste. Le régime soviétique est en effet pointé du doigt comme un régime autoritaire au sein duquel les citoyens ne sont pas libres. Toute discussion sur l’éventualité du communisme bute sur l’épouvantail stalinien. S’ils ne veulent pas du communisme, les travailleurs ne se contentent pas du système capitaliste tel qu’il est. Le peuple aspire à une politique de progrès social reposant sur une logique de compromis, dans un cadre capitaliste. Le souhait n’est pas d’abolir le capitalisme, mais de le réguler de manière brutale. Une forme de social-démocratie réformiste ; un capitalisme à visage humain. La politique de Roosevelt est proche de cet idéal, ce qui explique sa forte popularité au sein du peuple.

Himes dessine un portrait peu reluisant des militants communistes américains. S’il semble plutôt en accord avec l’idéologie communiste, pointant notamment les contradictions du système capitaliste, il dénonce les travers du communisme tel qu’il est effectivement pratiqué par ses dirigeants. Ainsi, il dénonce vivement la politique menée par les communistes à l’égard des Noirs. Avant la seconde guerre mondiale, les communistes militaient pour l’égalité raciale, mais un revirement stratégique les a conduit à négliger la question raciale pendant la guerre : l’accent n’est plus mis sur la défense des minorités ethniques aux Etats-Unis, mais sur l’effort de guerre pour soutenir la Russie dans sa lutte contre l’Allemagne nazie. Selon Himes, de nombreux noirs se sont sentis trahis par le parti communiste américain à cette époque. La principale critique adressée aux communistes américains se situe néanmoins ailleurs. Himes dénonce les calculs stratégiques cyniques réalisés par les dirigeants communistes, et les drames humains qu’ils entrainent. Pour atteindre la fin, tous les moyens sont bons. Ainsi, puisque le but ultime est l’émancipation des travailleurs, peu importe les quelques individus qui seront sacrifiés en chemin pour les besoins de la cause. Le dirigeant communiste Bart n’hésite pas à sacrifier quelques militants de base à l’intérêt du Parti. 
« Bon marxiste, Bart comprenait parfaitement que, dans un mouvement révolutionnaire, la fin prime les moyens et ainsi qu’il est dit dans le Manifeste communiste : « Dans cette guerre – une véritable guerre civile – se trouvent réunis et se développent les éléments nécessaires au combat du lendemain. »Donc, l’innocence et la culpabilité n’ont aucun sens moral, et il convient que le militant se garde d’interpréter de tels concepts selon les définitions données par la terminologie bourgeoise, mais qu’il considère chacun comme innocent ou coupable, uniquement selon les nécessites de la guerre civile.Marx n’a-t-il pas écrit : « La loi, la morale, la religion sont… autant de préjugés bourgeois derrière lesquels se cachent autant d’intérêts bourgeois. »Les coupables sont donc ceux qui ralentissent, gênent l’émancipation du prolétariat, s’y opposent ou y sont indifférents. En langage révolutionnaire, le mot neutralité est dénué de signification : ceux qui ne sont pas pour sont contre. Sont aussi coupables les individus qu’il faut sacrifier car, au cours d’une guerre civile qui dure des décennies, l’individu ne compte pas quand il s’agit d’atteindre le but final. La République soviétique n’a-t-elle pas souvent jugé nécessaire d’éliminer physiquement certains communistes des plus loyaux à seule fin d’atteindre un but immédiat ? Bart le savait et s’en souvenait. Il approuvait. Selon lui, il devait même en être ainsi puisque le matérialisme est un fait alors que la loyauté n’est qu’une simple vertu. Le matérialisme contient un certaine part de loyauté, mais il n’est pas basé sur la loyauté. Et qu’est-ce qu’une vertu, à coté des grandes certitudes, telles que : la révolution est à l’ordre du jour, elle murira comme les épis des champs, parce que la montée du prolétariat est inéluctable. »
Himes dresse un parallèle entre les militants communistes américains exclus du parti et les milliers de russes assassinés ou déportés par ordre de Staline. Les dirigeants communistes font peu de cas de la justice, de la morale ou de la loyauté de leurs militants de base. L’exclusion de Jackie Forks du syndicat et du parti communiste illustre ce phénomène. Une rumeur se propage dans l’entreprise : un membre du syndicat et du parti espionnerait les travailleurs pour le compte du patron. Afin de conserver leur influence chez les travailleurs, les communistes décident de couper court à la rumeur. Sachant qu’elle est innocente, ils désignent Jackie comme la traitre et l’excluent du parti. L’important étant de conserver la sympathie des travailleurs, peu importe si l’honneur d’une militante est sali. Lee Gordon fera tout pour faire éclater la vérité et blanchir Jackie, car Chester Himes souhaite montrer que la justice constitue une valeur universelle qui ne peut pas être sacrifiée à la stratégie politique.
 « Ruth, ne discute pas toujours pour le seul plaisir de me contredire. Tout le monde sait que les communistes l’ont odieusement diffamée.
-    Pourtant ils ont présenté des preuves. » Elle ne discutait pas pour le contredire, mais pour ne pas entendre les murmures insidieux du soupçon.« Tu connais assez les communistes pour savoir qu’ils n’hésitent pas à fabriquer des preuves quand ils en ont besoin.-    Si tout le monde la croit innocente, je me demande pourquoi on l’a expulsée du syndicat ?-    Mais bon Dieu ! Ruth, tu sais comment procèdent les communistes ! Ils ont monté la tête de leurs militants qui noyautaient la salle et ont créé un tohu-bohu de tous les diables, si bien que personne n’a eu le temps de réfléchir.-    Les organisateurs du syndicat, Smitty et Joe, étaient-là ?-    Smitty s’est démené comme un beau diable pour empêcher cette ignominie, mais Joe n’a pas bougé, disons même qu’il a plutôt encouragé les communistes.-    Eh bien puisqu’ils ont laissé faire, pourquoi t’en occupes-tu ? C’est leur syndicat, pas le tien.-    Non, je ne peux pas tolérer qu’on condamne quelqu’un injustement et je ne le supporterai pas ! » »


Laissons le mot de la fin à Chester Himes, qui livre un aphorisme aussi énigmatique qu’universel pour décrire la croisade solitaire et tragique traversée par Lee Gordon au cours de ce roman.
« Quiconque n’accepte pas la vie comme elle est s’égare et, après s’être vainement acharné à refaire le monde essaie tout aussi vainement de se refaire soi-même. »

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