mercredi 23 décembre 2009

Florence Lévy et Marylène Lieber - La sexualité comme ressource migratoire, Les Chinoises du Nord à Paris

Florence Lévy et Marylène Lieber - La sexualité comme ressource migratoire, Les Chinoises du Nord à Paris, Revue française de sociologie, 2009, 50-4.



De nombreuses Chinoises du Nord sont passées de la classe moyenne chinoise aux trottoirs de Paris. Comment expliquer ce grand écart social ? Florence Lévy et Marylène Lieber apportent des réponses convaincantes pour comprendre cette situation a priori inexplicable.
Cet article éclaire le lecteur sur les conditions de vie des immigrés sans-papiers en France aujourd'hui, et plus particulièrement sur la situation de ces femmes, forcées d'utiliser leur sexualité comme ressource pour survivre.


Quelles motivations poussent ces femmes du Nord de la Chine à venir vivre en France et quelles sont leurs conditions de vie ici ? 

Les migrantes provenant des grandes villes du Nord de la Chine sont des femmes âgées d’une quarantaine d’années qui appartiennent à une génération marquée par la transition économique entamée en Chine depuis 1978. Formées sous le régime communiste, elles ont été pendant une vingtaine d’années employées d’entreprises d’État, jouissant d’un statut relativement favorisé, avant d’être pour la plupart mises à pied et de « vivoter » grâce à des emplois temporaires, ou, pour d’autres, de se lancer dans les affaires en ouvrant généralement un commerce au succès éphémère. Divorcées, et avec un enfant ou des parents âgés à charge pour la grande majorité, elles étaient dans une situation économique et sociale délicate en Chine et ont choisi de tout laisser derrière elles pour « aller quelques années à l’étranger faire de l’argent et rentrer ». 

Ce sont donc des femmes déclassées qui quittent leur pays dans l’espoir de constituer un petit pécule en France avant de rentrer au pays.

Les migrantes mentionnent souvent vouloir financer le coût très élevé des études supérieures de leur enfant unique, ainsi que celui tout aussi important des soins médicaux, non remboursés, à prévoir pour leurs parents âgés. Certaines encore expliquent qu’elles sont venues « pour gagner de l’argent pour leurs vieux jours » car, depuis la faillite de leur entreprise, elles estiment n’avoir aucune garantie de pouvoir toucher leur retraite en temps voulu. D’autres souhaitent, quant à elles, acquérir un appartement neuf alors que les grands chantiers de modernisation des villes chinoises menacent de destruction celui qu’elles occupent, sans contrepartie financière décente. Enfin, certaines femmes veulent se constituer un capital pour démarrer une affaire. Hormis quelques rares personnes désirant s’établir en France, les motivations migratoires de la plupart de nos interlocutrices sont donc centrées sur des préoccupations économiques liées au contexte instable de leur pays, où elles comptent retourner après quelques années passées à l’étranger.
Ces femmes sont persuadées que la réussite en France sera aisée et rapide. Elles n’ont jamais anticipé les conditions de vie déplorables dans lesquelles elles seraient plongées une fois le voyage – couteux – effectué.

Avant leur départ, les migrantes du Nord de la Chine ne disposent que de très rares contacts avec des personnes déjà parties pour la France. Elles sont mal informées de la situation qu’elles vont trouver à l’étranger, où elles pensent pouvoir « gagner de l’argent facilement » et rembourser ainsi, dès la fin de la première année, le coût de leur passage. Celui-ci est considéré comme un investissement et représente une véritable fortune pour ces femmes qui gagnent entre 60 et 300 euros mensuels, puisqu’il oscille entre 4 000 et près de 10 000 euros cette année. S’en étant remises à des agences de voyages semi-officielles qui leur ont procuré un visa légal d’entrée dans l’espace Schengen pour voyage d’affaires ou tourisme, elles viennent par avion et ne sont vraiment confrontées à la clandestinité qu’une fois en France. Dès leur arrivée, en découvrant les conditions de vie de leurs compatriotes en situation irrégulière, elles mesurent l’étendue de difficultés qu’elles n’avaient pas envisagées. Entassés dans des appartements surpeuplés et mixtes où l’espace intime se réduit à la couchette de lits superposés, les migrants du Nord de la Chine ont les plus grandes difficultés à trouver un emploi, qui plus est stable et bien rémunéré. En raison d’une situation de sous-emploi, en particulier pour les sans-papiers, ils sont souvent en attente d’une embauche et réduisent au minimum leurs dépenses. Ils évitent de sortir et vivent constamment dans la peur d’un contrôle d’identité et d’une expulsion.

Crainte de sortir dans la rue de peur de rencontrer la police, conditions de logement déplorables (trouver dix personnes dans un 20 mètres carré est une situation fréquente), revenus qui permettent à peine la subsistance… On retrouve dans le cas de ces Chinoises la situation de l’ensemble des immigrés sans-papiers en France.


A cette situation précaire liée à la situation illégale sur le territoire s’ajoute un marché du travail quasiment fermé pour ces femmes. Il reste comme unique solution pour ces femmes de s’adresser à des employeurs Chinois – dans la restauration, la confection ou la domesticité. Mais, et c’est un des apports importants de l’article, les immigrés Chinois en France constituent un groupe très hétérogène. Les patrons Chinois sont majoritairement issus de la première vague d’immigration chinoise en France – les Wenzhou. Or, ces Chinois du Sud ont un préjugé contre les Chinois du Nord et estiment qu’ils ne sont pas assez travailleurs. Les Chinoises du Nord sont donc discriminées sur le marché du travail, même lorsque les employeurs sont également Chinois.
Ce marché du travail auquel elles peuvent accéder est dominé par des Chinois en provenance du Sud de la Chine, pour l’essentiel originaires de la région de Wenzhou. Si un grand nombre d’entre eux sont également sans papiers et travaillent dans des conditions particulièrement pénibles, ceux qui sont arrivés de longue date ont souvent bénéficié d’une régularisation, et ont ouvert une petite entreprise dans les secteurs de la restauration, de la confection ou, plus récemment, du bâtiment. Ils trouvent auprès des derniers arrivants en situation irrégulière une main-d’œuvre flexible et bon marché qu’ils payent bien en dessous des normes légales. Or, on observe, sur ce marché informel, une division sexuelle du travail à laquelle s’ajoute une forte préférence communautaire favorisant les Chinois du Sud. Des clivages intra-ethniques se manifestent par une discrimination des derniers arrivés en provenance du Nord, qui concerne plus particulièrement les femmes. Les Wenzhou disent de ces migrants du Nord qu’ils ne savent pas « travailler à la dure ». Ainsi, si les hommes du Nord peinent à se faire embaucher, les femmes n’ont souvent accès qu’à trois types d’emplois, tous précaires et sous-payés, dans la confection, la restauration ou la domesticité. Qui plus est, avec l’intensification de la lutte contre le travail clandestin dans les deux premiers secteurs, les employeurs sont de plus en plus réticents à embaucher des personnes sans papiers. Moins exposés aux contrôles policiers, les emplois de nourrice et de bonne à tout faire au domicile privé d’employeurs chinois sont donc le principal débouché des femmes du Nord. Diplômées du secondaire voire de l’université, elles sont recherchées pour leur maîtrise du mandarin, qu’elles sont censées transmettre aux enfants de leurs employeurs, qui, moins scolarisés, ne parlent souvent qu’un dialecte de Chine du Sud.

Ainsi, pour les Chinoises du Nord le seul réel emploi est un emploi de domestique au service d’immigrés Chinois installés de longue date. Mais cet emploi relève de l’exploitation, il est sous-payé, ne laisse aucun temps libre, et dégradant pour ces femmes qui ont quitté la classe moyenne Chinoise pour devenir domestiques au service d’anciens paysans Chinois.

Cependant, dans ces emplois en « live-in » qui impliquent de résider au domicile de l’employeur, les conditions sont décrites comme relevant de l’exploitation. Les femmes estiment être corvéables à merci. Pour un salaire moyen de 400 à 600 euros par mois sans jour de repos garanti, elles doivent s’occuper des enfants, nettoyer la maison, faire les courses et la cuisine, la lessive et le repassage. Ces tâches sont étendues au commerce de leur employeur si celui-ci en possède un. Les femmes racontent qu’elles peuvent être réveillées au milieu de la nuit pour faire à manger à leurs patrons. À la lourdeur des tâches elles-mêmes s’ajoutent des humiliations quotidiennes et un mépris qu’elles trouvent insupportables.

Face à cette situation qui les plonge dans l’indignité, ces Chinoises du Nord ont une dernière ressource pour s’en sortir : leur corps. La sexualité va donc être une ressource non négligeable pour survivre. Plutôt que la misère sociale liée au chômage, ou l’indignité et l’exploitation liée à la domesticité pour des employeurs Chinois, ces femmes vont instrumentaliser leur sexualité afin de s’intégrer socialement. Trois arrangements économico-sexuels sont à la dispositions de ces Chinoises du Nord : se mettre en couple avec un compatriote – pour diminuer les dépenses quotidiennes et trouver un soutien moral ; chercher un français – pour obtenir des papiers et améliorer leur niveau de vie ; se prostituer (« le faire »).

Au-delà de la condamnation morale, ces femmes voient dans la prostitution plusieurs avantages. Elle leur apparaît comme une alternative positive en comparaison de l’emploi de nourrice, dont les conditions de travail fonctionnent comme repoussoir. (…) La différence entre les stratégies des domestiques et celles des prostituées tient à la dimension économique, puisque le « travail » sexuel permet théoriquement d’obtenir des ressources rapidement. Toutefois, nos interlocutrices parlent peu des différences en termes de gains, qui ne sont pas négligeables, mais mettent davantage l’accent sur le fait, plus légitime à leurs yeux, de s’affranchir des conditions d’emploi et surtout de la domination et du mépris des employeurs de Chine du Sud. Libérées de cette tutelle, la prostitution leur permet une forme d’autonomie : elles peuvent gérer leur temps et leur argent.

Il n’existe pas de frontière rigide entre ces situations, mais plutôt un continuum de situations entre mariage et prostitution. Ces différents arrangements peuvent se superposer ou se succéder dans la vie des Chinoises du Nord à Paris. Par exemple, la prostitution peut mener au mariage avec un français :

Selon nos interlocutrices, elle peut ouvrir la voie vers une autre option, non négligeable à leurs yeux : le mariage. La prostitution est en effet vue comme une activité favorisant la rencontre avec des hommes français et donc de potentiels maris. Ainsi, bien qu’elles réprouvent ce « travail », beaucoup de femmes tentent d’y voir un pis-aller « temporaire » pour pouvoir s’en sortir dans l’immédiat et arriver à leurs fins à plus long terme. En un mot, il s’agit, selon elles, d’un moyen efficace de poursuivre l’objectif migratoire.

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